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– On le cachera… Est-il saoul?

– Oui, mais il est méchant, il se rebiffe.

– Pour sûr on en viendra aux coups…

– De qui parlent-ils? demandai-je au Polonais, mon voisin.

– De Gazine; c’est un détenu qui vend de l’eau-de-vie. Quand il a gagné quelque argent dans son commerce, il le boit jusqu’au dernier kopek. Une bête cruelle et méchante, quand il a bu! À jeun, il se tient tranquille; mais quand il est ivre, il se montre tel qu’il est: il se jette sur les gens avec un couteau jusqu’à ce qu’on le lui arrache.

– Comment y arrive-t-on?

– Dix hommes se jettent sur lui et le battent comme plâtre, atrocement, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Quand il est à moitié mort de coups, on le couche sur son lit de planches et on le couvre de sa pelisse.

– Mais on pourrait le tuer!

– Un autre en mourrait, lui non! Il est excessivement robuste, c’est le plus fort de tous les détenus. Sa constitution est si solide que le lendemain il se relève parfaitement sain.

– Dites-moi! je vous prie, continuai-je en m’adressant au Polonais, voilà des gens qui mangent à part, et qui pourtant ont l’air de m’envier le thé que je bois.

– Votre thé n’y est pour rien. C’est à vous qu’ils en veulent: n’êtes vous pas gentilhomme? vous ne leur ressemblez pas; ils seraient heureux de vous chercher chicane pour vous humilier. Vous ne savez pas quels ennuis vous attendent. C’est un martyre pour nous autres que de vivre ici. Car notre vie est doublement pénible. Il faut une grande force de caractère pour s’y habituer. On vous fera bien des avanies et des désagréments à cause de votre nourriture et de votre thé, et pourtant ceux qui mangent à part et boivent quotidiennement du thé sont assez nombreux. Ils en ont le droit, tous, non.

Il s’était levé et avait quitté la table. Quelques instants plus tard ses prédictions se confirmaient déjà…

III – PREMIÈRES IMPRESSIONS (Suite).

À peine M-cki (le Polonais auquel j’avais parlé) fut-il sorti, que Gazine, complètement ivre, se précipita comme une masse dans la cuisine.

Voir un forçat ivre en plein jour, alors que tout le monde devait se rendre au travail, – étant donné la sévérité bien connue du major qui d’un instant à l’autre pouvait arriver à la caserne, la surveillance du sous-officier qui ne quittait pas d’une semelle la prison, la présence des invalides et des factionnaires, – tout cela déroutait les idées que je m’étais faites sur notre maison de force; il me fallut beaucoup de temps pour comprendre et m’expliquer des faits qui de prime abord me semblaient énigmatiques.

J’ai déjà dit que tous les forçats avaient un travail quelconque et que ce travail était pour eux une exigence naturelle et impérieuse. Ils aiment passionnément l’argent et l’estiment plus que tout, presque autant que la liberté. Le déporté est à demi consolé, si quelques kopeks sonnent dans sa poche. Au contraire, il est triste, inquiet et désespéré s’il n’a pas d’argent, il est prêt alors à commettre n’importe quel délit pour s’en procurer. Pourtant, malgré l’importance que lui donnent les forçats, cet argent ne reste jamais longtemps dans la poche de son propriétaire, car il est difficile de le conserver. On le confisque ou on le leur vole. Quand le major, dans ses perquisitions soudaines, découvrait un petit pécule péniblement amassé, il le confisquait; il se peut qu’il l’employât à l’amélioration de la nourriture des détenus, car on lui remettait tout l’argent enlevé aux prisonniers. Mais le plus souvent, on le volait; impossible de se fier à qui que ce soi. On découvrit cependant un moyen de préservation; un vieillard, Vieux-croyant originaire de Starodoub, se chargeait de cacher les économies des forçats. Je ne résiste pas au désir de dire quelques mots de cet homme, bien que cela me détourne de mon récit. Ce vieillard avait soixante ans environ, il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dès le premier coup d’œil il m’intrigua fort, car il ne ressemblait nullement aux autres; son regard était si paisible et si doux que je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides, entourés d’une quantité de petites rides. Je m’entretenais souvent avec lui, et rarement j’ai vu un être aussi bon, aussi bienveillant. On l’avait envoyé aux travaux forcés pour un crime grave. Un certain nombre de Vieux-croyants de Starodoub (province de Tchernigoff) s’étaient convertis à l’orthodoxie. Le gouvernement avait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les autres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelques autres fanatiques avaient résolu de «défendre la foi». Quand on commença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirent le feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Ce bourgeois aisé (il s’occupait de commerce) avait quitté une femme et des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil, estimant dans son aveuglement qu’il souffrait «pour la foi». Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard, on se posait involontairement la question: -Comment avait-il pu se révolter! – Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur «sa foi». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtant il avait détruit une église, ce qu’il ne désavouait nullement: il semblait qu’il fût convaincu que son crime et ce qu’il appelait son «martyre» étaient des actions glorieuses. Nous avions encore d’autres forçats Vieux-croyants, Sibériens pour la plupart, très-développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leur manière, ils suivaient aveuglément leur loi, et aimaient fort à discuter. Mais ils avaient de grands défauts; ils étaient hautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leur ressemblait nullement; très-fort, plus fort même en exégèse que ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme il était d’un caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire, – non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, – mais d’un rire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicité enfantine et qui s’harmonisait parfaitement avec sa tête grise. (Peut-être fais-je erreur, mais il me semble qu’on peut connaître un homme rien qu’à son rire; si le rire d’un inconnu vous semble sympathique, tenez pour certain que c’est un brave homme.) Ce vieillard s’était acquis le respect unanime des prisonniers, il n’en tirait pas vanité. Les détenus l’appelaient grand-père et ne l’offensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait pu prendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelle il supportait la vie de la maison de force, on sentait qu’il cachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans la même caserne que lui. Une nuit, vers trois heures du matin, je me réveillai; j’entendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillard était assis sur le poêle (à la place même où priait auparavant le forçat qui avait voulu tuer le major) et lisait son eucologe manuscrit. Il pleurait, je l’entendais répéter: «Seigneur, ne m’abandonne pas! Maître! fortifie-moi! Mes pauvres petits enfants! mes chers petits enfants! nous ne nous reverrons plus.» Je ne puis dire combien je me sentis triste.

Nous remettions donc notre argent à ce vieillard. Dieu sait pourquoi le bruit s’était répandu dans notre caserne qu’on ne pouvait le voler; on savait bien qu’il cachait quelque part l’épargne qu’on lui confiait, mais personne n’avait pu découvrir son secret. Il nous le révéla, aux Polonais et à moi.

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