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– Pourquoi n’êtes-vous pas venue hier? lui demanda le forçat, avec un sourire satisfait.

– Je suis venue, mais vous aviez décampé, répondit hardiment la femme.

– Oui, on nous avait fait partir d’ici, sans quoi nous nous serions certainement vus… Avant-hier, elles sont toutes venues me voir.

– Et qui donc?

– Parbleu! Mariachka, Khavroschka, Tchekoundà… La Dvougrochevaïa (Quatre-KopeKs) était aussi ici.

– Eh quoi, demandai-je à Akim Akimytch, est-il possible que…?

– Oui, cela arrive quelquefois, répondit-il en baissant les yeux, car c’était un homme fort chaste.

Cela arrivait quelquefois, mais très-rarement et avec des difficultés inouïes. Les forçats aimaient mieux employer leur argent à boire, malgré tout l’accablement de leur vie comprimée. Il était fort malaisé de joindre ces femmes; il fallait convenir du lieu, du temps, fixer un rendez-vous, chercher la solitude, et ce qui était le plus difficile, éviter les escortes, chose presque impossible, et dépenser des sommes folles – relativement. – J’ai été cependant quelquefois témoin de scènes amoureuses. Un jour, nous étions trois occupés à chauffer une briqueterie, dans un hangar au bord de l’Irtych; les soldats d’escorte étaient de bons diables. Deux souffleuses (c’est ainsi qu’on les appelait) apparurent bientôt.

– Où êtes-vous restées si longtemps? leur demanda un détenu qui certainement les attendait; n’est-ce pas chez les Zvierkof que vous vous êtes attardées?

– Chez les Zvierkof? Il fera beau temps et les poules auront des dents quand j’irai chez eux, répondit gaiement une d’elles.

C’était bien la fille la plus sale qu’on pût imaginer; on l’appelait Tchekoundà; elle était arrivée en compagnie de son amie la Quatre-Kopeks (Dvougrochevaïa), qui était au-dessous de toute description.

– Hein! il y a joliment longtemps qu’on ne vous voit plus, dit le galant en s’adressant à la Quatre-Kopeks, on dirait que vous avez maigri.

– Peut-être; – avant j’étais belle, grasse, tandis que maintenant on dirait que j’ai avalé des aiguilles.

– Et vous allez toujours avec les soldats, n’est-ce pas?

– Voyez les méchantes gens qui nous calomnient. Eh bien, quoi? après tout; quand on devrait me rouer de coups, j’aime les petits soldats!

– Laissez-les, vos soldats; c’est nous que vous devez aimer, nous avons de l’argent…

Représentez-vous ce galant au crâne rosé, les fers aux chevilles, en habit de deux couleurs et sous escorte…

Comme je pouvais retourner à la maison de force, – on m’avait mis mes fers, – je dis adieu à Akim Akimytch et je m’en allai, escorté d’un soldat. Ceux qui travaillent à la tâche reviennent les premiers; aussi, quand j’arrivai dans notre caserne, y avait-il déjà des forçats de retour.

Comme la cuisine n’aurait pu contenir toute une caserne à la fois, on ne dînait pas ensemble; les premiers arrivés mangeaient leur portion. Je goûtai la soupe aux choux aigres (chichi), mais par manque d’habitude je ne pus la manger et je me préparai du thé. Je m’assis au bout d’une table avec un forçat, ci-devant gentilhomme comme moi.

Les détenus entraient et sortaient. Ce n’était pas la place qui manquait, car ils étaient encore peu nombreux; cinq d’entre eux s’assirent à part, auprès de la grande table. Le cuisinier leur versa deux écuelles de soupe aigre, et leur apporta une lèchefrite de poisson rôti. Ces hommes célébraient une fête en se régalant. Ils nous regardaient de travers. Un des Polonais entra et vint s’asseoir à nos côtés.

– Je n’étais pas avec vous, mais je sais que vous faites ripaille, cria un forçat de grande taille en entrant, et en enveloppant d’un regard ses camarades.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et musculeux. Sa figure dénotait la ruse et aussi la gaieté; la lèvre inférieure, charnue et pendante, lui donnait une expression comique.

– Eh bien! avez-vous bien dormi? Pourquoi ne dites-vous pas bonjour? Eh bien, mes amis de Koursk, dit-il en s’asseyant auprès de ceux qui festinaient: bon appétit! je vous amène un nouveau convive.

– Nous ne sommes pas du gouvernement de Koursk.

– Alors! amis de Tambof.

– Nous ne sommes pas non plus de Tambof. Tu n’as rien à venir nous réclamer; si tu veux faire bombance, adresse-toi à un riche paysan.

– J’ai aujourd’hui Ivane Taskoune et Maria Ikotichna (ikote, le hoquet) dans le ventre, autrement dit je crève de faim; mais où loge-t-il, votre paysan?

– Tiens, parbleu! Gazine; va-t’en vers lui.

– Gazine boit aujourd’hui, mes petits frères, il mange son capital.

– Il a au moins vingt roubles, dit un autre forçat; ça rapporte d’être cabaretier.

– Allons! vous ne voulez pas de moi? mangeons alors la cuisine du gouvernement.

– Veux-tu du thé? Tiens, demandes-en à ces seigneurs qui en boivent!

– Où voyez-vous des seigneurs? ils ne sont plus nobles, ils ne valent pas mieux que nous, dit d’une voix sombre un forçat assis dans un coin, et qui n’avait pas risqué un mot jusqu’alors.

– Je boirais bien un verre de thé, mais j’ai honte d’en demander, car nous avons de l’amour-propre, dit le forçat à grosse lèvre, en nous regardant d’un air de bonne humeur.

– Je vous en donnerai, si vous le désirez, lui dis-je en l’invitant du geste; en voulez-vous?

– Comment? si j’en veux? qui n’en voudrait pas? fit-il en s’approchant de la table.

– Voyez-vous ça! chez lui, quand il était libre, il ne mangeait que de la soupe aigre et du pain noir, tandis qu’en prison il lui faut du thé! comme un vrai gentilhomme! continua le forçat à l’air sombre.

– Est-ce que personne ici ne boit du thé? demandai-je à ce dernier; mais il ne me jugea pas digne d’une réponse.

– Des pains blancs! des pains blancs! étrennez le marchand!

Un jeune détenu apportait en effet, passée dans une ficelle, toute une charge de kalatchi qu’il vendait dans les casernes. Sur dix pains vendus, la marchande lui en abandonnait un pour sa peine, c’était précisément sur ce dixième qu’il comptait pour son dîner.

– Des petits pains! des petits pains! criait-il en entrant dans la cuisine. Des petits pains de Moscou tout chauds! Je les mangerais bien tous, mais il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Allons! enfants, il n’en reste plus qu’un! que celui de vous qui a eu une mère…!

Cet appel à l’amour filial égaya tout le monde; on lui acheta quelques pains blancs.

– Eh bien, dit-il, Gazine fait une telle ribote, que c’est un vrai péché! Il a joliment choisi son moment, vrai Dieu! Si l’homme aux huit yeux (le major) arrive…

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