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La nuit est déjà tout à fait sombre. J’ai un frisson et je me réveille par hasard: le vieux-croyant est toujours sur son poêle à prier, il priera jusqu’à l’aube. Aléi dort paisiblement à côté de moi. Je me souviens qu’en se couchant il riait encore et parlait du théâtre avec ses frères. Involontairement je regarde sa figure paisible. Peu à peu je me souviens de tout, de ce dernier jour, des fêtes de Noël, de ce mois tout entier… Je lève la tête avec effroi et je regarde mes camarades, qui dorment à la lueur tremblotante d’une chandelle donnée par l’administration. Je regarde leurs visages malheureux, leurs pauvres lits, cette nudité et cette misère – je les regarde – et je veux me convaincre que ce n’est pas un affreux cauchemar, mais bien la réalité. Oui, c’est la réalité: j’entends un gémissement. Quelqu’un replie lourdement son bras et fait sonner ses chaînes. Un autre s’agite dans un songe et parle, tandis que le vieux grand-père prie pour les «chrétiens orthodoxes»: j’entends sa prière régulière, douce, un peu traînante: «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous!…»

– Je ne suis pas ici pour toujours, mais pour quelques années! me dis-je, et j’appuie de nouveau ma tête sur mon oreiller.

DEUXIÈME PARTIE

I – L’HÔPITAL.

Peu de temps après les fêtes de Noël je tombai malade et je dus me rendre à notre hôpital militaire, qui se trouvait à l’écart, à une demi-verste environ de la forteresse. C’était un bâtiment à un seul étage, très-allongé et peint en jaune. Chaque été, on dépensait une grande quantité d’ocre à le rebadigeonner. Dans l’immense cour de l’hôpital se trouvaient diverses dépendances, les demeures des médecins-chefs et d’autres constructions nécessaires, tandis que le bâtiment principal ne contenait que les salles destinées aux malades: elles étaient en assez grand nombre; mais comme il n’y en avait que deux réservées aux détenus, ces dernières étaient presque toujours pleines, surtout l’été: il n’était pas rare qu’on fût obligé de rapprocher les lits. Ces salles étaient occupées par des «malheureux» de toute espèce: d’abord, par les nôtres, les détenus de la maison de force, par des prévenus militaires, incarcérés dans les corps de garde, et qui avaient été condamnés; il s’en trouvait d’autres encore sous jugement, ou de passage; on envoyait aussi dans nos salles les malades de la compagnie de discipline – triste institution où l’on rassemblait les soldats de mauvaise conduite pour les corriger; au bout d’un an ou deux, ils en revenaient les plus fieffés chenapans que la terre puisse porter. – Les forçats qui se sentaient malades avertissaient leur sous-officier dès le matin. Celui-ci les inscrivait sur un carnet qu’il leur remettait, et les envoyait à l’hôpital, accompagnés d’un soldat d’escorte: à leur arrivée, ils étaient examinés par un médecin qui autorisait les forçats à rester à l’hôpital, s’ils étaient vraiment malades. On m’inscrivit donc dans le livre, et vers une heure, quand tous mes compagnons furent partis pour la corvée de l’après-dînée, je me rendis à l’hôpital. Chaque détenu prenait avec lui autant d’argent et de pain qu’il pouvait (car il ne fallait pas espérer être nourri ce jour-là), une toute petite pipe, un sachet contenant du tabac, un briquet et de l’amadou. Ces objets se cachaient dans les bottes. Je pénétrai dans l’enceinte de l’hôpital, non sans éprouver un sentiment de curiosité pour cet aspect nouveau, inconnu, de la vie du bagne.

La journée était chaude, couverte, triste; – c’était une de ces journées où des maisons comme un hôpital prennent un air particulièrement banal, ennuyeux et rébarbatif. Mon soldat d’escorte et moi, nous entrâmes dans la salle de réception, où se trouvaient deux baignoires de cuivre; nous y trouvâmes deux condamnés qui attendaient la visite, avec leurs gardiens. Un feldscherr [25] entra, nous regarda d’un air nonchalant et protecteur, et s’en fut plus nonchalamment encore annoncer notre arrivée au médecin de service; il arriva bientôt, nous examina, tout en nous traitant avec affabilité, et nous délivra des feuilles où se trouvaient inscrits nos noms. Le médecin ordinaire des salles réservées aux condamnés devait faire le diagnostic de notre maladie, indiquer les médicaments à prendre, le régime alimentaire à suivre, etc. (J’avais déjà entendu dire que les détenus n’avaient pas assez de louanges pour leurs docteurs. «Ce sont de vrais pères!» me dirent-ils en parlant d’eux, quand j’entrai à l’hôpital. Nous nous déshabillâmes pour revêtir un autre costume. On nous enleva les habits et le linge que nous avions en arrivant, et l’on nous donna du linge de l’hôpital, auquel on ajouta de longs bas, des pantoufles, des bonnets de coton et une robe de chambre d’un drap brun très-épais, qui était doublée non pas de toile, mais bien plutôt d’emplâtres: cette robe de chambre était horriblement sale, mais je compris bientôt toute son utilité. On nous conduisit ensuite dans les salles des forçats qui se trouvaient au bout d’un long corridor, très-élevé et fort propre. La propreté extérieure était très-satisfaisante; tout ce qui était visible reluisait: du moins cela me sembla ainsi après la saleté de notre maison de force. Les deux prévenus entrèrent dans la salle qui se trouvait à gauche du corridor, tandis que j’allai à droite. Devant la porte fermée au cadenas se promenait une sentinelle, le fusil sur l’épaule; non loin d’elle, veillait son remplaçant. Le sergent (de la garde de l’hôpital) ordonna de me laisser passer. Soudain je me trouvai au milieu d’une chambre longue et étroite; le long des murailles étaient rangés des lits au nombre de vingt-deux. Trois ou quatre d’entre eux étaient encore inoccupés. Ces lits de bois étaient peints en vert, et devaient comme tous les lits d’hôpital, bien connus dans toute la Russie, être habités par des punaises. Je m’établis dans un coin, du côté des fenêtres.

Il n’y avait que peu de détenus dangereusement malades, et alités; pour la plupart convalescents ou légèrement indisposés, mes nouveaux camarades étaient étendus sur leurs couchettes ou se promenaient en long et en large; entre les deux rangées de lits, l’espace était suffisant pour leurs allées et venues. L’air de la salle était étouffant, avec l’odeur particulière aux hôpitaux: il était infecté par différentes émanations, toutes plus désagréables les unes que les autres, et par l’odeur des médicaments, bien que le poêle fût chauffé presque tout le jour. Mon lit était couvert d’une housse rayée, que j’enlevai: il se composait d’une couverture de drap, doublée de toile, et de draps grossiers, d’une propreté plus que douteuse. À côté du lit, se trouvait une petite table avec une cruche et une tasse d’étain, sur laquelle était placée une serviette minuscule qui m’était confiée. La table avait encore un rayon, où ceux des malades qui buvaient du thé mettaient leur théière, le broc de bois pour le kwass, etc.; mais ces richards étaient fort peu nombreux. Les pipes et les blagues à tabac – car chaque détenu fumait, même les poitrinaires – se cachaient sous le matelas. Le docteur et les autres chefs ne faisaient presque jamais de perquisitions; quand ils surprenaient un malade la pipe à la bouche, ils faisaient semblant de n’avoir rien vu. Les détenus étaient d’ailleurs très-prudents, et fumaient presque toujours derrière le poêle. Ils ne se permettaient de fumer dans leurs lits que la nuit, parce que personne ne faisait de rondes, à part l’officier commandant le corps de garde de l’hôpital.

Jusqu’alors je n’avais jamais été dans aucun hospice en qualité de malade; aussi tout ce qui m’entourait me parut-il fort nouveau. Je remarquai que mon entrée avait intrigué quelques détenus: on avait entendu parler de moi, et tout ce monde me regardait sans façons, avec cette légère nuance de supériorité que les habitués d’une salle d’audience, d’une chancellerie, ont pour un nouveau venu ou un quémandeur. À ma droite était étendu un prévenu, ex-secrétaire, et fils illégitime d’un capitaine en retraite, accusé d’avoir fabriqué de la fausse monnaie: il se trouvait à l’hôpital depuis près d’une année; il n’était nullement malade, mais il assurait aux docteurs qu’il avait un anévrysme. Il les persuada si bien qu’il ne subit ni les travaux forcés, ni la punition corporelle à laquelle il avait été condamné; on l’envoya une année plus tard à T-k, où il fut attaché à un hospice. C’était un vigoureux gaillard de vingt-huit ans, trapu, fripon avoué, plus ou moins jurisconsulte. Il était intelligent et de manières fort aisées, mais très-présomptueux et d’un amour-propre maladif. Convaincu qu’il n’y avait pas au monde d’homme plus honnête et plus juste que lui, il ne se reconnaissait nullement coupable; il garda cette assurance toute sa vie. Ce personnage m’adressa la parole le premier et m’interrogea avec curiosité; il me mit au courant des mœurs de l’hôpital; bien entendu, avant tout, il m’avait déclaré qu’il était le fils d’un capitaine. Il désirait fort que je le crusse gentilhomme, ou au moins «de la noblesse». Bientôt après, un malade de la compagnie de discipline vint m’assurer qu’il connaissait beaucoup de nobles, d’anciens exilés; pour mieux me convaincre, il me les nomma par leur prénom et leur nom patronymique. Rien qu’à voir la figure de ce soldat grisonnant, on devinait qu’il mentait abominablement. Il s’appelait Tchékounof. Il venait me faire sa cour, parce qu’il soupçonnait que j’avais de l’argent; quand il aperçut un paquet de thé et de sucre, il m’offrit aussitôt ses services pour faire bouillir l’eau et me procurer une théière. M-kski m’avait promis, de m’envoyer la mienne le lendemain, par un des détenus, qui travaillaient dans l’hôpital, mais Tchékounov s’arrangea pour que j’eusse tout ce qu’il me fallait. Il se procura une marmite de fonte, où il fit bouillir l’eau pour le thé; en un mot, il montra un zèle si extraordinaire, que cela lui attira aussitôt quelques moqueries acérées de la part d’un des malades, un poitrinaire dont le lit se trouvait vis-à-vis du mien. Il se nommait Oustiantsef. C’était précisément le soldat condamné aux verges, qui, par peur du fouet, avait avalé une bouteille d’eau-de-vie dans laquelle il avait fait infuser du tabac, et gagné ainsi le germe de la phtisie: j’ai parlé de lui plus haut. Il était resté silencieux jusqu’alors, étendu sur son lit et respirant avec difficulté tout en me dévisageant, d’un air très-sérieux. Il suivait des yeux Tchékounof, dont la servilité l’irritait. Sa gravité extraordinaire rendait comique son indignation. Enfin il n’y tint plus:

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[25] Aide-chirurgien d’armée.

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