Quant au forçat qui jouait le rôle du seigneur, il n’était pas trop mauvais: tout ce qu’il disait n’avait guère de sens et ne ressemblait à rien, mais sa diction était pure et nette, les gestes tout à fait convenables. Pendant que Kedril s’occupe de la valise, son maître se promène en long et en large, et annonce qu’à partir de ce jour il cessera de courir le monde. Kedril écoute, fait des grimaces, et réjouit les spectateurs par ses réflexions en aparté. Il n’a nullement pitié de son maître, mais il a entendu parler des diables: il voudrait savoir comme ils sont faits, et le voilà qui questionne le seigneur. Celui-ci lui déclare qu’autrefois, étant en danger de mort, il a demandé secours à l’enfer; les diables l’ont aidé et l’ont délivré, mais le terme de sa liberté est échu; si les diables viennent ce soir, c’est pour exiger son âme, ainsi qu’il a été convenu dans leur pacte. Kedril commence à trembler pour de bon, son maître ne perd pas courage et lui ordonne de préparer le souper. En entendant parler de mangeaille, Kedril ressuscite, il défait le papier dans lequel est enveloppée la poule, sort une bouteille de vin – qu’il entame brusquement lui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, le vent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presque inconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poule qu’il ne peut avaler. On pouffe de nouveau. «Est-ce prêt?» lui crie son maître qui se promène toujours en long et en large dans la chambre. – Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare, -dit Kedril qui s’assied et se met à bâfrer le souper. Le public est visiblement charmé par l’astuce de ce valet qui berne si habilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait des éloges. Il avait prononcé admirablement les mots: «- Tout de suite, monsieur, je… vous… le prépare.» Une fois à table, il mange avec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître ne s’aperçoive de sa manœuvre; chaque fois que celui-ci se retourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans sa main. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur. – «Kedril! as-tu bientôt fait?» crie celui-ci? – «C’est prêt!» répond hardiment Kedril, qui s’aperçoit alors qu’il ne reste presque rien: il n’y a en tout sur l’assiette qu’une seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, ne remarque rien et s’assied, tandis que Kedril se place derrière lui une serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimace du valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de son maître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats. Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diables font leur entrée: ici l’on ne comprend plus, car ces diables ne ressemblent à rien d’humain ni de terrestre; la porte de côté s’ouvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc; en guise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie; un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête et une faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc, portent-ils une faux et une lanterne? Personne ne put me l’expliquer; au fond on s’en préoccupait fort peu. Cela devait être ainsi pour sûr. Le maître fait courageusement face aux apparitions et leur crie qu’il est prêt, qu’ils peuvent le prendre. Mais Kedril, poltron comme un lièvre, se cache sous la table; malgré sa frayeur, il n’oublie pas de prendre avec lui la bouteille. Les diables disparaissent, Kedril sort de sa cachette, le maître se met à manger sa poule; trois diables entrent dans la chambre et l’empoignent pour l’entraîner en enfer. «Kedril, sauve-moi!» crie-t-il. Mais Kedril a d’autres soucis; il a pris cette fois la bouteille, l’assiette et même le pain en se fourrant dans sa cachette. Le voilà seul, les démons sont loin, son maître aussi. Il sort de dessous la table, regarde de tous côtés, et… un sourire illumine sa figure. Il cligne de l’œil en vrai fripon, s’assied à la place de son maître, et chuchote à demi-voix au public:
– Allons, je suis maintenant mon maître… sans maître…
Tout le monde rit de le voir sans maître; il ajoute, toujours à demi-voix d’un ton de confidence, mais en clignant joyeusement de l’œil:
– Les diables l’ont emporté!…
L’enthousiasme des spectateurs n’a plus de bornes! cette phrase a été prononcée avec une telle coquinerie, avec une grimace si moqueuse et si triomphante, qu’il est impossible de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril ne dure pas longtemps. À peine a-t-il pris la bouteille de vin et versé une grande lampée dans un verre qu’il porte à ses lèvres, que les diables reviennent, se glissent derrière lui et l’empoignent. Kedril hurle comme un possédé. Mais il n’ose pas se retourner. Il voudrait se défendre, il ne le peut pas: ses mains sont embarrassées de la bouteille et du verre dont il ne veut pas se séparer; les yeux écarquillés, la bouche béante d’horreur, il reste une minute à regarder le public, avec une expression si comique de poltronnerie qu’il est vraiment à peindre. Enfin on l’entraîne, on l’emporte, il gigote des bras et des jambes en serrant toujours sa bouteille, et crie, crie. Les hurlements se font encore entendre de derrière les coulisses. Le rideau tombe. Tout le monde rit, est enchanté. L’orchestre attaque la fameuse danse kamarinskaïa [24]. On commence tout doucement, pianissimo, mais peu à peu le motif se développe, se renforce, la mesure s’accélère, des claquements hardis retentissent sur la planchette des balalaïki. C’est la kamarinskaïa dons tout son emportement! il aurait fallu que Glinka l’entendit jouer dans notre maison de force, La pantomime en musique commence. Pendant toute sa durée, on joue la kamarinskaïa. La scène représente l’intérieur d’une izba; un meunier et sa femme sont assis, l’un raccommode, l’autre file du lin. Sirotkine joue le rôle de la femme, Nietsviétaef celui du meunier.
Nos décorations étaient très-pauvres. Dans cette pièce comme dans les précédentes, il fallait suppléer par l’imagination à ce qui manquait à la réalité. Au lieu d’une muraille au fond de la scène, ou voyait un tapis ou une couverture; du côté droit, de mauvais paravents, tandis qu’à gauche, la scène qui n’était pas fermée laissait voir les lits de camp. Mais les spectateurs ne sont pas difficiles et consentent à imaginer tout ce qui manque; cela leur est facile, tous les détenus sont de grands rêveurs. Du moment que l’on dit: c’est un jardin, eh bien, c’est un jardin! une chambre, une izba – c’est parfait, il n’y a pas à faire des cérémonies! Sirotkine était charmant en costume féminin. Le meunier achève son travail, prend son bonnet et son fouet, s’approche de sa femme et lui indique par signes que si pendant son absence elle a le malheur de recevoir quelqu’un, elle aura affaire à lui… et il lui montre son fouet. La femme écoute et secoue affirmativement la tête. Ce fouet lui est sans doute connu: la coquine en donne à porter! Le mari sort. À peine a-t-il tourné les talons que sa femme lui montre le poing. On frappe: la porte s’ouvre; entre le voisin, meunier aussi de son état; c’est un paysan barbu en cafetan. Il apporte un cadeau, un mouchoir rouge. La jeune femme rit, mais dès que le compère veut l’embrasser, on entend frapper de nouveau à la porte. Où se fourrer? Elle le fait cacher sous la table, et reprend son fuseau. Un autre adorateur se présente: c’est le fourrier, eu uniforme de sous-officier. Jusqu’alors la pantomime avait très-bien marché, les gestes étaient irréprochables. Ou pouvait s’étonner de voir ces acteurs improvisés remplir leurs rôles d’une façon aussi correcte, et involontairement on se disait: Que de talents se perdent dans notre Russie, inutilisés dans les prisons et les lieux d’exil! Le forçat qui jouait le rôle du fourrier avait sans doute assisté à une représentation dans un théâtre de province ou d’amateurs; il estimait que tous nos acteurs, sans exception, ne comprenaient rien au jeu et ne marchaient pas comme il fallait. Il entra en scène comme les vieux héros classiques de l’ancien répertoire, en faisant un grand pas; avant d’avoir même levé l’autre jambe, il rejeta la tête et le corps en arrière, et lançant orgueilleusement un regard circulaire, il avança majestueusement d’une autre enjambée. Si une marche semblable était ridicule chez les héros classiques, elle l’était encore bien plus dans une scène comique jouée par un secrétaire. Mais le public la trouvait toute naturelle et acceptait l’allure triomphante du personnage comme un fait nécessaire, sans la critiquer. – Un instant après l’entrée du secrétaire, on frappe encore à la porte: l’hôtesse perd la tête. Où cacher le second galant? Dans le coffre, qui, heureusement, est ouvert. Le secrétaire y disparaît, la commère laisse retomber le couvercle. Le nouvel arrivant est un amoureux comme les autres, mais d’une espèce particulière. C’est un brahmine en costume. Un rire formidable des spectateurs accueille son entrée. Ce brahmine n’est autre que le forçat Kochkine, qui joue parfaitement ce rôle, car il a tout à fait la figure de l’emploi: il explique par gestes son amour pour la meunière, lève les bras au ciel, les ramène sur sa poitrine… – De nouveau on frappe à la porte: un coup vigoureux cette fois; il n’y a pas à s’y tromper, c’est le maître de la maison. La meunière effrayée perd la tête, le brahmine court éperdu de tous côtés, suppliant qu’on le cache. Elle l’aide à se glisser derrière l’armoire, et se met à filer, à filer, oubliant d’ouvrir la porte; elle file toujours, sans entendre les coups redoublés de son mari, elle tord le fil qu’elle n’a pas dans la main et fait le geste de tourner le fuseau, qui gît à terre. Sirotkine représentait parfaitement cette frayeur. Le meunier enfonce la porte d’un coup de pied et s’approche de sa femme, son fouet à la main. Il a tout remarqué, car il épiait les visiteurs; il indique par signes à sa femme qu’elle a trois galants cachés chez lui. Puis il se met à les chercher. Il trouve d’abord le voisin, qu’il chasse de la chambre à coups de poing. Le secrétaire épouvanté veut s’enfuir, il soulève avec sa tête le couvercle du coffre, il se trahit lui-même. Le meunier le cingle de coups de fouet, et pour le coup, le galant secrétaire ne saute plus d’une manière classique. Reste le brahmine que le mari cherche longtemps; il le trouve dans son coin, derrière l’armoire, le salue poliment et le tire par sa barbe jusqu’au milieu de la scène. Le bramine veut se défendre et crie: «Maudit! maudit!» (seuls mots prononcés pendant toute la pantomime) mais le mari ne l’écoute pas et règle le compte de sa femme. Celle-ci, voyant que son tour est arrivé, jette le rouet et le fuseau, et se sauve hors de la chambre; un pot dégringole: les forçats éclatent de rire. Aléi, sans me regarder, me prend la main et me crie: «Regarde! regarde! le brahmine!» Il ne peut se tenir debout tant il rit. Le rideau tombe, une autre scène commence. Il y en eut encore deux ou trois: toutes fort drôles et d’une franche gaieté. Les forçats ne les avaient pas composées eux-mêmes, mais ils y avaient mis du leur. Chaque acteur improvisait et chargeait si bien qu’il jouait le rôle de différentes manières tous les soirs. La dernière pantomime, du genre fantastique, finissait par un ballet, où l’on enterrait un mort. Le brahmine fait diverses incantations sur le cadavre du défunt, mais rien n’opère. Enfin on entend l’air: «Le soleil couchant…», le mort ressuscite, et tous dans leur joie commencent à danser. Le brahmine danse avec le mort et danse à sa façon, en brahmine. Le spectacle se termina par cette scène. Les forçats se séparèrent gais, contents, en louant les acteurs et remerciant le sous-officier. On n’entendait pas la moindre querelle. Ils étaient tous satisfaits, je dirais même heureux, et s’endormirent l’âme tranquille, d’un sommeil qui ne ressemble en rien à leur sommeil habituel. Ceci n’est pas un fantôme de mon imagination, mais bien la vérité, la pure vérité. On avait permis à ces pauvres gens de vivre quelques instants comme ils l’entendaient, de s’amuser humainement, d’échapper pour une heure à leur condition de forçats – et l’homme change moralement, ne fût-ce que pour quelques minutes…