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– Oui, mais toujours est-il que le major a eu peur; il est ivre depuis le matin.

– Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons… C’est Fedka qui l’a dit.

– Vous avez beau frotter un nègre, il ne deviendra jamais blanc. Est-ce la première fois que vous le voyez, ivre, hein?

– Non! ce sera une fière injustice si le général ne lui fait rien, disent entre eux les forçats qui s’agitent et s’émeuvent.

La nouvelle de l’arrivée du réviseur se répand dans le bagne. Les détenus rodent dans la cour avec impatience en répétant la grande nouvelle. Les uns se taisent et conservent leur sang-froid, pour se donner un air d’importance, les autres restent indifférents. Sur le seuil des portes des forçats s’asseyent pour jouer de la balalaïka, tandis que d’autres continuent à bavarder. Des groupes chantent en traînant, mais en général la cour entière est houleuse et excitée.

Vers neuf heures on nous compta, on nous parqua dans les casernes, que l’on ferma pour la nuit. C’était une courte nuit d’été; aussi nous réveillait-on à cinq heures du matin, et pourtant personne ne parvenait à s’endormir avant onze heures du soir, parce que jusqu’à ce moment les conversations, le va-et-vient ne cessaient pas; il s’organisait aussi quelquefois des parties de cartes comme pendant l’hiver. La chaleur était intolérable, étouffante. La fenêtre ouverte laisse bien entrer la fraîcheur de la nuit, mais les forçats ne font que s’agiter sur leurs lits de bois, comme dans un délire. Les puces pullulent. Nous en avions suffisamment l’hiver; mais quand venait le printemps, elles se multipliaient dans des proportions si inquiétantes, que je n’y pouvais croire avant d’en souffrir moi-même. Et plus l’été s’avançait, plus elles devenaient mauvaises. On peut s’habituer aux puces, je l’ai observé, mais c’est tout du même un tourment si insupportable qu’il donne la fièvre; on sent parfaitement dans son sommeil qu’on ne dort pas, mais qu’on délire. Enfin, vers le matin, quand l’ennemi se fatigue et qu’on s’endort délicieusement dans la fraîcheur de l’aube, l’impitoyable diane retentit tout à coup. On écoute en les maudissant les coups redoublés et distincts des baguettes, on se blottit dans sa demi-pelisse, et involontairement l’idée vous vient qu’il en sera de même demain, après-demain, pendant plusieurs années de suite, jusqu’au moment où l’on vous mettra en liberté. Quand viendra-t-elle, cette liberté? où est-elle? Il faut se lever, on marche autour de vous, le tapage habituel recommence… Les forçats s’habillent, se hâtent d’aller au travail. On pourra, il est vrai, dormir encore une heure à midi!

Ce qu’on avait dit du réviseur n’était que la pure vérité. Les bruits se confirmaient de jour en jour, enfin on sut qu’un général, un haut fonctionnaire, arrivait de Pétersbourg pour inspecter toute la Sibérie, qu’il était déjà à Tobolsk. On apprenait chaque jour quelque chose de nouveau: ces rumeurs venaient de la ville: on racontait que tout le monde avait peur, chacun faisait ses préparatifs pour se montrer sous le meilleur jour possible. Les autorités organisaient des réceptions, des bals, des fêtes de toutes sortes. On envoya des bandes de forçats égaliser les rues de la forteresse, arracher les mottes de terre, peindre les haies et les poteaux, plâtrer, badigeonner, réparer tout ce qui se voyait et sautait aux yeux. Nos détenus comprenaient parfaitement le but de ce travail, et leurs discussions s’animaient toujours plus ardentes et plus fougueuses. Leur fantaisie ne connaissait plus de limites. Ils s’apprêtaient même à manifester des exigences quand le général arriverait, ce qui ne les empêchait nullement de s’injurier et de se quereller. Notre major était sur des charbons ardents, Il venait continuellement visiter la maison de force, criait et se jetait encore plus souvent qu’à l’ordinaire sur les gens, les envoyait pour un rien au corps de garde attendre une punition et veillait sévèrement à la propreté et à la bonne tenue des casernes, À ce moment arriva une petite histoire, qui n’émut pas le moins du monde cet officier, comme on aurait pu s’y attendre, qui lui causa, au contraire, une vive satisfaction. Un forçat en frappa un autre avec une allène en pleine poitrine, presque droit au cœur.

Le délinquant s’appelait Lomof; la victime portait dans notre maison de force le nom de Gavrilka: c’était un des vagabonds endurcis dont j’ai parlé plus haut; je ne sais pas s’il avait un autre nom, je ne lui en ai jamais connu d’autre que celui de Gavrilka.

Lomof avait été un paysan aisé du gouvernement de T… district de K… Ils étaient cinq, qui vivaient ensemble: les deux frères Lomof et trois fils. C’étaient de riches paysans, on disait dans tout le gouvernement qu’ils avaient plus de trois cent mille roubles assignats. Ils labouraient et corroyaient des peaux, mais s’occupaient surtout d’usure, de receler les vagabonds et les objets volés, enfin d’un tas de jolies choses. La moitié des paysans du district leur devait de l’argent et se trouvait ainsi entre leurs grilles. Ils passaient pour être intelligents et rusés, ils prenaient de très-grands airs. Un grand personnage de leur contrée s’étant arrêté chez le père, ce fonctionnaire l’avait pris en affection à cause de sa hardiesse et de sa rouerie. Ils s’imaginèrent alors qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et s’engagèrent de plus en plus dans des entreprises illégales. Tout le monde murmurait contre eux, on désirait les voir disparaître à cent pieds sous terre, mais leur audace allait croissant, Les maîtres de police du district, les assesseurs des tribunaux ne leur faisaient plus peur. Enfin la chance les trahit; ils furent perdus non pas par leurs crimes secrets, mais par une accusation calomnieuse et mensongère. Ils possédaient à dix verstes de leur hameau une ferme, où vivaient pendant l’automne six ouvriers kirghizes, qu’ils avaient réduit en servitude depuis longtemps. Un beau jour, ces Kirghizes furent trouvés assassinés. On commença une enquête qui dura longtemps, et grâce à laquelle on découvrit une foule de choses fort vilaines. Les Lomof furent accusés d’avoir assassiné leurs ouvriers. Ils avaient raconté eux-mêmes leur histoire, connue de tout le bague: on les soupçonnait de devoir beaucoup d’argent aux Kirghizes, et comme ils étaient très-avares et avides, malgré leur grande fortune, on crut qu’ils avaient assassinés les six Kirghizes afin de ne pas payer leur dette. Pendant l’enquête et le jugement leur bien fondit et se dissipa. Le père mourut; les fils furent déportés: un de ces derniers et leur oncle se virent condamner à quinze ans de travaux forcés; ils étaient parfaitement innocents du crime qu’on leur imputait. Un beau jour, Gavrilka, un fripon fieffé, connu aussi comme vagabond, mais très-gai et très-vif, s’avoua l’auteur de ce crime. Je ne sais pas au fond s’il avait fait lui-même l’aveu, mais toujours est-il que les forçats le tenaient pour l’assassin des Kirghizes: ce Gavrilka, alors qu’il vagabondait encore, avait eu une affaire avec les Lomof. (Il n’était incarcéré dans notre maison de force que pour un laps de temps très-court, en qualité de soldat déserteur et de vagabond.) Il avait égorgé les Kirghizes avec trois autres rôdeurs, dans l’espérance de se refaire quelque peu par le pillage de la ferme.

On n’aimait pas les Lomof chez nous, je ne sais trop pourquoi. L’un d’eux, le neveu, était un rude gaillard, intelligent et d’humeur sociable; mais son oncle, celui qui avait frappé Gavrilka avec une allène, paysan stupide et emporté, se querellait continuellement avec les forçats, qui le battaient comme plâtre. Toute la maison de force aimait Gavrilka, à cause de son caractère gai et facile. Les Lomof n’ignoraient pas qu’il était l’auteur du crime pour lequel ils avaient été condamnés, mais jamais ils ne s’étaient disputés avec lui; Gavrilka ne faisait aucune attention à eux. La rixe avait commencé à cause d’une fille dégoûtante, qu’il disputait à l’oncle Lomof: il s’était vanté de la condescendance qu’elle lui avait montrée; le paysan, affolé de jalousie, avait fini par lui planter une allène dans la poitrine. Bien que les Lomof eussent été ruinés par le jugement qui leur avait enlevé tous leurs biens, ils passaient dans le bagne pour très-riches; ils avaient de l’argent, un samovar, et buvaient du thé. Notre major ne l’ignorait pas et haïssait les deux Lomof, il ne leur épargnait aucune vexation. Les victimes de cette haine l’expliquaient par le désir qu’avait le major de se faire graisser la patte, mais ils ne voulaient pas s’y résoudre.

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