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Avec les années M-tski devenait de plus en plus triste et sombre. Le désespoir l’accablait. Durant les premiers temps de ma réclusion, il était plus communicatif, il laissait mieux voir ce qu’il pensait. Il achevait sa deuxième année de travaux forcés quand j’y arrivai. Tout d’abord, il s’intéressa fort aux nouvelles que je lui apportai, car il ne savait rien de ce qui se faisait au dehors: il me questionna, m’écouta, s’émut, mais peu à peu il se concentra de plus en plus, ne laissant rien voir de ce qu’il pensait. Les charbons ardents se couvrirent de cendre. Et pourtant il s’aigrissait toujours plus. «Je hais ces brigands [38]», me répétait-il en parlant des forçats que j’avais déjà appris à connaître; mes arguments en leur faveur n’avaient aucune prise sur lui. Il ne comprenait pas ce que je lui disais, il tombait quelquefois d’accord avec moi, mais distraitement: le lendemain il me répétait de nouveau: «Je hais ces brigands.» (Nous parlions souvent français avec lui; aussi un surveillant des travaux, le soldat du génie Dranichnikof, nous appelait toujours aides-chirurgiens», Dieu sait pourquoi!) M-tski ne s’animait que quand il parlait de sa mère. «Elle est vieille et infirme – me disait-il – elle m’aime plus que tout au monde, et je ne sais même pas si elle est vivante. Si elle apprend qu’on m’a fouetté…» – M-tski n’était pas noble, et avait été fouetté avant sa déportation. Quand ce souvenir lui revenait, il grinçait des dents et détournait les yeux. Vers la fin de sa réclusion, il se promenait presque toujours seul. Un jour, à midi, on l’appela chez le commandant, qui le reçut le sourire aux lèvres.

– Eh bien! M-tski, qu’as-tu rêvé cette nuit? lui demanda-t-il.

«Quand il me dit cela, je frissonnai, nous raconta plus tard M-tski; il me sembla qu’on me perçait le cœur.»

– J’ai rêvé que je recevais une lettre de ma mère, répondit-il.

– Mieux que ça, mieux que ça! répliqua le commandant. Tu es libre. Ta mère a supplié l’Empereur… et sa prière a été exaucée. Tiens, voilà sa lettre, voilà l’ordre de te mettre en liberté. Tu quitteras la maison de force à l’instant même.

Il revint vers nous, pâle et croyant à peine à son bonheur.

Nous le félicitâmes. Il nous serra la main de ses mains froides et tremblantes. Beaucoup de forçats le complimentèrent aussi; ils étaient heureux de son bonheur.

Il devint colon et s’établit dans notre ville, où peu de temps après on lui donna une place. Il venait souvent à la maison de force et nous communiquait différentes nouvelles, quand il le pouvait. C’était les nouvelles politiques qui l’intéressaient surtout.

Outre les quatre Polonais, condamnés politiques dont j’ai parlé, il y en avait encore deux tout jeunes, déportés pour un laps de temps très-court; ils étaient peu instruits, mais honnêtes, simples et francs. Un autre, A-tchoukovski, était par trop simple et n’avait rien de remarquable, tandis que B-m, un homme déjà âgé, nous fit la plus mauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi il avait été exilé, bien qu’il le racontât volontiers: c’était un caractère mesquin, bourgeois, avec les idées et les habitudes grossières d’un boutiquier enrichi. Sans la moindre instruction, il ne s’intéressait nullement à ce qui ne concernait pas son métier de peintre au gros pinceau; il faut reconnaître que c’était un peintre remarquable; nos chefs entendirent bientôt parler de ses talents, et toute la ville employa B-m à décorer les murailles et les plafonds. En deux ans, il décora presque tous les appartements des employés, qui lui payaient grassement son travail; aussi ne vivait-il pas trop misérablement. On l’envoya travailler avec trois camarades, dont deux apprirent parfaitement son métier; l’un d’eux, T-jevski, peignait presque aussi bien que lui. Notre major, qui habitait un logement de l’État, fit venir B-m et lui ordonna de peindre les murailles et les plafonds. B-m se donna tant de peine que l’appartement du général gouverneur semblait peu de chose en comparaison de celui du major. La maison était vieille et décrépite, à un étage, très-sale, tandis que l’intérieur était décoré comme un palais; notre major jubilait… Il se frottait les mains et disait à tout le monde qu’il allait se marier. – «Comment ne pas se marier, quand on a un pareil appartement?» faisait-il très-sérieusement. Il était toujours plus content de B-m et de ceux qui l’aidaient. Ce travail dura un mois. Pendant tout ce temps, le major changea d’opinion à notre sujet et commença même à nous protéger, nous autres condamnés politiques. Un jour, il fit appeler J-ki.

– J-ki, lui dit-il, je t’ai offensé, je t’ai fait fouetter sans raison. Je m’en repens. Comprends-tu? moi, moi, je me repens!

J-ki répondit qu’il comprenait parfaitement.

– Comprends-tu que moi, moi, ton chef, je t’aie fait appeler pour te demander pardon? Imagines-tu cela? qui es-tu pour moi? Un ver! moins qu’un ver de terre: tu es un forçat, et moi, par la grâce de Dieu [39], major… Major, comprends-tu cela?

J-ki répondit qu’il comprenait aussi cela.

– Eh bien! je veux me réconcilier avec toi. Mais conçois-tu bien ce que je fais? conçois-tu toute la grandeur de mon action? Es-tu capable de la sentir et de l’apprécier?

Imagine-toi: moi, moi, major!… etc.

J-ki me raconta cette scène. Un sentiment humain existait donc dans cette brute toujours ivre, désordonnée et tracassière! Si l’on prend en considération ses idées et son développement intellectuel, on doit convenir que cette action était vraiment généreuse. L’ivresse perpétuelle dans laquelle il se trouvait y avait peut-être contribué!

Le rêve du major ne se réalisa pas; il ne se maria pas, quoiqu’il fut décidé à prendre femme sitôt qu’on aurait fini de décorer son appartement. Au lieu de se marier, il fut mis en jugement; on lui enjoignit de donner sa démission. De vieux péchés étaient revenus sur l’eau: il avait été, je crois, maître de police de notre ville… Ce coup l’assomma inopinément. Tous les forçats se réjouirent, quand ils apprirent la grande nouvelle; ce fut une fête, une solennité. On dit que le major pleurnichait comme une vieille femme et hurlait. Mais que faire? Il dut donner sa démission, vendre ses deux chevaux gris et tout ce qu’il possédait; il tomba dans la misère. Nous le rencontrions quelquefois – plus tard – en habit civil tout râpé avec une casquette à cocarde. Il regardait les forçats d’un air mauvais. Mais son auréole et son prestige avaient disparu avec son uniforme de major. Tant qu’il avait été notre chef, c’était un dieu habillé en civil; il avait tout perdu, il ressemblait à un laquais.

Pour combien entre l’uniforme dans l’importance de ces gens-là!

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[38] Sic. Cette phrase est en français dans l’original.

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[39] Notre major n’était pas le seul à employer cette expression, bien d’autres commandants militaires l’imitaient, de mon temps, surtout ceux qui sortaient du rang. (Note de Dostoïevski.)

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