– N’auriez-vous pas envie de vous reposer un peu? s’enquit l’aimable Mizintchikov en s’approchant placidement de Korovkine.
– Me reposer? C’est pour m’insulter que vous dites ça?
– Nullement, mais ça fait tant de bien après un voyage…
– Jamais! répondit Korovkine avec indignation. Tu crois que je suis saoul? Eh bien, pas du tout!… Du reste, où est-ce qu’on repose, ici?
– Venez, je vais vous y conduire.
– Oui, tu vas me conduire à l’écurie? À d’autres, mon cher! Je viens d’y passer la nuit… Et puis d’ailleurs, mène-moi-z’y… Pourquoi ne pas aller avec un brave homme? Inutile de m’apporter un oreiller! Un militaire n’a pas besoin d’oreiller!… Prépare-moi un canapé… un canapé… Puis, écoute… Je vois que tu n’es pas méchant… Prépare-moi donc aussi… tu comprends?… Du rhum, quoi!… Un tout petit verre, pour chasser la mouche, rien que pour chasser la mouche!
– Entendu… parfait! répondait Mizintchikov.
– Bien, mais… attends donc. Il faut que je prenne congé… Adieu, mesdames et mesdemoiselles! Vous m’avez, pour ainsi dire… transpercé le cœur… Mais bon! je ferai ma déclaration plus tard… Réveillez-moi seulement vers le commencement, ne fût-ce que cinq minutes avant le commencement… Mais ne commencez pas sans moi; vous entendez!
Et le joyeux gaillard sortit en compagnie de Mizintchikov.
Tout le monde se taisait. L’étonnement ne se dissipait pas. Enfin, Foma se mit à ricaner doucement et peu à peu, son rire se fit plus franc, ce que voyant, la générale commença à s’égayer aussi, malgré que son visage ne perdit rien de son air de dignité outragée. Le rire gagnait de tous côtés. Mais mon oncle restait sur place, comme assommé, rougissant aux larmes et n’osant plus prononcer un mot.
– Mon Dieu! fit-il enfin, qui eût pu se douter…? Mais aussi… aussi… cela peut arriver à tout le monde. Foma, je t’assure que c’est un très honnête homme, et très lettré, Foma… tu verras!
– Je vois! je vois! répétait Foma en se tordant de rire, très lettré! tout à fait lettré!
– Et comme il parle sur les chemins de fer! fit à mi-voix le perfide Éjévikine.
– Foma!… s’écria mon oncle.
Mais un rire général couvrit ses paroles. Foma se tordait et… mon oncle fit tout bonnement comme les autres.
– Eh bien, quoi! – reprit-il. – Tu es généreux, Foma; tu as une grande âme; tu as fait mon bonheur; tu pardonneras aussi à Korovkine!
Seule, Nastenka ne riait pas. Elle couvait son fiancé d’un regard plein d’amour qui disait clairement:
– Que tu es donc charmant et bon! et quel noble cœur tu es! et que je t’aime!
VI CONCLUSION
Le triomphe de Foma fut aussi complet que définitif car, sans lui, rien ne se fût arrangé et le fait accompli primait toutes les réserves, toutes les objections. Mon oncle et Nastenka lui vouèrent une gratitude illimitée et j’avais beau vouloir leur expliquer les motifs réels de son consentement, ils ne voulaient rien entendre. Sachenka clamait: «Oh! le bon, le bon Foma Fomitch! Je vais lui broder un coussin!» et je crois bien que le nouveau converti, Stépane Alexiévitch, m’eût étranglé à la première parole irrespectueuse envers Foma. Il se tenait constamment auprès de lui, le contemplait avec dévotion et répondait à chaque mot prononcé par le maître: «Tu es le plus brave des hommes, Foma! Tu es un savant, Foma!»
Pour ce qui est d’Éjévikine, il était au septième ciel. Depuis longtemps le vieillard voyait que Nastenka avait tourné la tête à Yégor Ilitch et il n’avait cessé de rêver nuit et jour à ce mariage. Il avait traîné l’affaire tant qu’il avait pu et n’y avait renoncé que lorsqu’il n’y avait plus eu moyen de ne pas y renoncer. Foma avait tout réparé. Quel que fût d’ailleurs son ravissement, le vieillard connaissait à fond son Foma, voyait clairement qu’il avait réussi à s’ancrer pour toujours dans cette maison et que sa tyrannie n’aurait plus de fin.
Tout le monde sait que les gens les plus capricieux et les plus désagréables se calment toujours, ne fût-ce que pour quelque temps, alors qu’ils obtiennent satisfaction. Au contraire, Foma Fomitch n’en devint que plus stupidement arrogant. Avant le dîner, quand il eût changé de linge et de vêtements, il s’assit dans son fauteuil, appela mon oncle et, devant toute la famille, lui entama un nouveau sermon:
– Colonel! vous allez vous marier. Comprenez-vous le devoir…
Et ainsi de suite. Imaginez-vous un discours tenant dix pages du Journal des Débats, mais dix pages composées avec les plus petits caractères et remplies des plus folles sottises, sans un mot sur ces devoirs, mais débordant de louanges éhontées à l’intelligence, à la bonté, à la magnanimité, au courage et au désintéressement d’un certain Foma Fomitch. Tout le monde mourait de faim et brûlait d’envie de se mettre à table; mais personne n’osait interrompre et on écouta ses bêtises jusqu’à la fin. Il n’y eut pas jusqu’à Bakhtchéiev, qui, malgré son formidable appétit, ne lui prêtât une oreille attentive et déférente.
Enchanté de sa propre faconde, Foma Fomitch donna libre cours à sa gaieté et se grisa même à table en portant les toasts les plus saugrenus. Il en vint à plaisanter les fiancés et certaines de ses plaisanteries furent tellement obscènes et peu voilées que Bakhtchéiev lui-même en fut honteux. Si bien qu’à la fin, Nastenka se leva de table et s’enfuit, ce qui transporta Foma Fomitch. Il se ressaisit aussitôt et, en termes brefs, mais expressifs, il esquissa l’éloge des qualités de l’absente et lui porta un toast. Mon oncle était près de l’embrasser pour ces paroles.
En général, les fiancés semblaient un peu gênés et je remarquai que, depuis l’instant de la bénédiction, ils n’avaient pas échangé un seul mot et qu’ils évitaient de se regarder. Au moment où l’on se leva de table, mon oncle avait subitement disparu. En le cherchant, je passai sur la terrasse où, assis dans un fauteuil devant une tasse de café, Foma pérorait, fortement stimulé par la boisson. Il n’avait autour de lui qu’Éjévikine, Bakhtchéiev et Mizintchikov. Je m’arrêtai pour écouter.
– Pourquoi, criait Foma, pourquoi suis-je prêt à aller sur le bûcher pour mes opinions? Et pourquoi personne de vous n’est-il capable d’en faire autant? Pourquoi? Pourquoi?
– Mais il serait fort inutile de monter sur le bûcher, Foma Fomitch, raillait Éjévikine. Quelle utilité? D’abord, ça fait souffrir, et puis on serait brûlé; que resterait-il?
– Ce qu’il resterait? Des cendres sacrées! Mais, comment peux-tu me comprendre? Comment peux-tu m’apprécier? Pour vous, il n’est pas de grands hommes hors certains Césars et autres Alexandres de Macédoine. Qu’ont-ils fait, tes Césars? Qui ont-ils rendu heureux? Qu’a-t-il fait, ton fameux Alexandre de Macédoine! Il a conquis toute la terre? Bon! donne-moi une armée comme la sienne et j’en ferai autant, et toi aussi, et lui aussi… Mais il a assassiné le vertueux Clitus, tandis que moi, je ne l’ai pas assassiné… Quel voyou! quelle canaille! Il n’a guère mérité que les verges et non la gloire que dispense l’histoire universelle… Je n’en dirai pas moins de César!