Литмир - Электронная Библиотека

SECONDE PARTIE

I LA POURSUITE

Je dormais profondément et sans rêves. Soudain, je sentis un poids énorme m’écraser les jambes et je m’éveillai en poussant un cri. Il faisait grand jour; et un ardent soleil inondait la chambre. Sur mon lit, ou plutôt sur mes jambes se trouvait M. Bakhtchéiev.

Pas de doute possible, c’était bien lui. Dégageant mes jambes, tant bien que mal, je m’assis dans mon lit avec l’air hébété de l’homme qui vient de se réveiller.

– Et il me regarde! cria le gros homme. Qu’as-tu à m’examiner ainsi? Lève-toi, mon petit père, lève-toi! Voici une demi-heure que je suis occupé à t’éveiller; allons, ouvre tes lucarnes!

– Qu’y a-t-il donc? Quelle heure est-il?

– Oh! il n’est pas tard, mais notre Dulcinée n’a pas attendu le jour pour filer à l’anglaise. Lève-toi, nous allons courir après elle!

– Quelle Dulcinée?

– Mais notre seule Dulcinée, l’innocente! Elle s’est sauvée avant le jour! Je ne crois venir que pour un instant, le temps de vous éveiller, mon petit père, et il faut que ça me prenne deux heures! Levez-vous, votre oncle vous attend. En voilà une histoire!

Il parlait d’une voix irritée et malveillante.

– De quoi et de qui parlez-vous? demandai-je avec impatience, mais commençant déjà à deviner ce dont il s’agissait. Ne serait-il pas question de Tatiana Ivanovna?

– Mais sans doute, il s’agit d’elle! Je l’avais bien dit et prédit: on ne voulait pas m’entendre. Elle nous a souhaité une bonne fête! Elle est folle d’amour. L’amour lui tient toute la tête! Fi donc! Et lui, qu’en dire avec sa barbiche…

– Serait-ce Mizintchikov?

– Le diable t’emporte! Allons, mon petit père, frotte-toi les yeux et tâche de cuver ton vin, ne fût-ce qu’en l’honneur de cette fête. Il faut croire que tu t’en es donné hier à souper, pour que ce ne soit pas encore passé. Quel Mizintchikov? Il s’agit d’Obnoskine. Quant à Ivan Ivanovitch Mizintchikov, qui est un homme de bonne vie et mœurs, il se prépare à nous accompagner dans cette poursuite.

– Que dites-vous? criai-je en sautant à bas de mon lit, est-il possible que ce soit avec Obnoskine?

– Diable d’homme! fit le gros père en trépignant sur place, je m’adresse à lui comme à un homme instruit; je lui fait part d’une nouvelle et il se permet d’avoir des doutes! Allons, mon cher, assez bavardé; nous perdons un temps précieux; si tu veux venir avec nous, dépêche-toi d’enfiler ta culotte!

Et il sortit, indigné. Tout à fait surpris, je m’habillais au plus vite, et descendis en courant. Croyant que j’allais trouver mon oncle en cette maison où tout semblait dormir dans l’ignorance des événements, je gravis l’escalier avec précaution et, sur le palier, je rencontrai Nastenka vêtue à la hâte d’une matinée; sa chevelure était en désordre, et il était évident qu’elle venait de quitter le lit pour guetter quelqu’un.

– Dites-moi, est-ce vrai que Tatiana Ivanovna est partie avec Obnoskine? demanda-t-elle avec précipitation. Sa voix était entrecoupée; elle était très pâle et paraissait effrayée.

– On le dit. Je cherche mon oncle. Nous allons nous mettre à sa poursuite.

– Oh! ramenez-la! ramenez-la bien vite! Si vous ne la rattrapez pas, elle est perdue!

– Mais où donc est mon oncle?

– Il doit être là-bas, près des écuries où l’on attelle les chevaux à la calèche. Je l’attendais ici. Écoutez: dites-lui de ma part que je tiens absolument à partir aujourd’hui; j’y suis résolue. Mon père m’emmènera. S’il est possible, je pars à l’instant. Maintenant, tout est perdu; tout est mort!

Ce disant, elle me regardait, éperdue, et, tout à coup, elle fondit en larmes. Je crus qu’elle allait avoir une attaque de nerfs.

– Calmez-vous! suppliai-je. Tout ira pour le mieux. Vous verrez… Mais qu’avez-vous donc, Nastassia Evgrafovna?

– Je… je ne sais… ce que j’ai…, dit-elle en me pressant inconsciemment les mains. Dites-lui…

Mais il se fit un bruit derrière la porte; elle abandonna mes mains et, tout apeurée, elle s’enfuit par l’escalier sans terminer sa phrase.

Je retrouvai toute la bande: mon oncle, Bakhtchéiev et Mizintchikov, dans la cour des communs, près des écuries. On avait attelé des chevaux frais à la calèche de Bakhtchéiev, et tout était prêt pour le départ; on n’attendait plus que moi.

– Le voilà! cria mon oncle en m’apercevant. Eh bien! mon ami, t’a-t-on dit?… ajouta-t-il avec une singulière expression sur le visage. Il y avait dans sa voix, dans son regard et dans tous ses mouvements de l’effroi, du trouble, et aussi une lueur d’espoir. Il comprenait qu’un revirement important se produisait dans sa destinée.

Je pus enfin obtenir quelques détails. À la suite d’une très mauvaise nuit, M. Bakhtchéiev était sorti de chez lui dès l’aurore pour se rendre à la première messe du couvent situé à cinq verstes environ de sa propriété. Comme il quittait la grande route pour prendre le chemin de traverse conduisant au monastère, il vit soudain filer au triple galop un tarantass contenant Tatiana et Obnoskine. Tout effrayée, les yeux rougis de larmes, Tatiana Ivanovna aurait poussé un cri et tendu les bras vers Bakhtchéiev, comme pour le supplier de prendre sa défense. C’était du moins ce qu’il prétendait.

– Et lui, le lâche, avec sa barbiche, ajoutait-il, il ne bougeait pas plus qu’un cadavre: il se cachait; mais compte là-dessus, mon bonhomme; tu ne nous échapperas pas!

Sans plus de réflexions, Stéphane Alexiévitch avait repris la grande route et gagné à toute vitesse Stépantchikovo, où il avait aussitôt fait éveiller mon oncle, Mizintchikov et moi. On s’était décidé pour la poursuite.

– Obnoskine! Obnoskine! disait mon oncle, les yeux fixés sur moi comme s’il eût voulu en même temps me faire entendre autre chose. Qui l’eût cru?

– On peut s’attendre à toutes les infamies de la part de ce misérable! cria Mizintchikov avec indignation, mais en détournant la tête pour éviter mon regard.

– Eh bien! partons-nous? Allons-nous rester là jusqu’à ce soir, à raconter des sornettes? interrompit M. Bakhtchéiev en montant dans la calèche.

– En route! en route! reprit mon oncle.

– Tout va pour le mieux, mon oncle! lui glissai-je tout bas. Voyez donc comme cela s’arrange!

– Assez là-dessus, mon ami; ce serait péché de se réjouir… Ah! vois-tu, c’est maintenant qu’ils vont la chasser purement et simplement, pour la punir de leur déconvenue! Je ne prévois que d’affreux malheurs!

– Allons, Yégor Ilitch, quand vous aurez fini de chuchoter, nous partirons! cria encore M. Bakhtchéiev. À moins que vous ne préfériez faire dételer et nous offrir une collation! Qu’en pensez-vous? Un petit verre d’eau de vie?

42
{"b":"125305","o":1}