– Ah! – La générale fit un cri et s’affaissa sur le divan.
– Ma chère Agafia Timoféievna, mon ange! criait Anfissa Pétrovna, prenez mon flacon! De l’eau! de l’eau!… plus vite!
– De l’eau! de l’eau! criait mon oncle. Ma mère, ma mère! calmez-vous. Je vous supplie à genoux de vous calmer!…
– On devrait vous mettre en cellule, vous mettre au pain et à l’eau… criminelle que vous êtes! – sifflait entre ses dents la Pérépélitzina qui semblait vouloir percer Sachenka de son regard furieux.
– Eh bien, qu’on me mette au pain et à l’eau! Je ne crains rien! criait Sachenka, emportée. Je défends papa parce qu’il ne peut se défendre lui-même. Mais, qu’est-ce que votre Foma Fomitch auprès de mon petit père? Il mange le pain de papa et, par-dessus le marché, il l’insulte, il le rabaisse, l’ingrat! Mais je le mettrais en lambeaux, votre Foma Fomitch; je le provoquerais en duel et je le tuerais avec deux pistolets!
– Sacha! Sacha! criait mon oncle au comble de la souffrance. Encore un mot et tu me perds à jamais!
– Papa! s’écria Sacha en se précipitant vers son père qu’elle étreignit dans ses bras, les yeux baignés de larmes. Papa! comment vous perdriez-vous, vous si bon, si beau, si gai, si intelligent! Est-ce donc à vous de vous soumettre à ce méchant ingrat? de devenir comme un jouet dans ses mains jusqu’à en être la risée de tout le monde? Papa! mon père adoré!
Elle éclata en sanglots et, se couvrant la figure de ses mains, elle s’enfuit de la salle. Ce fut un tumulte indescriptible. La générale avait une syncope et, à genoux devant elle, mon oncle lui baisait les mains. La demoiselle Pérépélitzina se démenait autour d’eux et nous lançait des regards féroces, mais triomphants. Anfissa Pétrovna bassinait d’eau fraîche les tempes de la générale et lui tenait son flacon. Prascovia Ilinitchna, toute tremblante, versait d’abondantes larmes. Éjévikine cherchait un coin où se cacher et, pâle comme une morte, l’institutrice, éperdue de terreur, restait là, debout. Seul, Mizintchikov ne s’émouvait pas. Il se leva, s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder au dehors sans prêter la moindre attention à la scène qui se jouait.
Tout à coup, la générale se souleva du divan, se redressa et, me toisant furieusement:
– Allez-vous en! cria-t-elle en frappant du pied.
Je ne m’attendais nullement à une pareille algarade.
– Allez-vous en! Allez-vous en! Quittez cette maison! Que vient-il faire ici? Je ne veux pas qu’il reste un seul instant dans la maison. Je le chasse!
– Ma mère! Ma mère! Voyons, mais c’est Sérioja! marmottait mon oncle, tout tremblant de peur. Il est ici en visite, ma mère!
– Quel Sérioja? Sottises! Pas d’explications! Qu’il s’en aille. C’est Korovkine; j’en suis sûre; mes pressentiments ne me trompent point. Il est venu pour chasser Foma Fomitch! Mon cœur le sent bien… Allez-vous en, canaille!
– Mon oncle, dis-je, étouffant une noble indignation, s’il en est ainsi, je… excusez-moi… et je saisis mon chapeau.
– Serge! Serge! Que fais-tu? Vas-tu t’y mettre aussi? Ma mère, mais c’est Sérioja!… Serge, de grâce! Cria-t-il en courant après moi et en s’efforçant de me reprendre mon chapeau, tu es mon hôte, tu resteras ici; je le veux! Ce qu’elle dit n’a pas d’importance, ajouta-t-il à voix basse, c’est parce qu’elle est en colère… Cache-toi seulement pour un instant; ça va se passer. Je t’assure qu’elle te pardonnera. Elle est très bonne, mais en ce moment elle ne sait pas ce qu’elle dit… Tu as entendu: elle te prend pour Korovkine, mais je te jure qu’elle te pardonnera… Que veux-tu? demanda-t-il à Gavrilo, qui, tout tremblant, était entré dans la chambre.
Gavrilo n’était pas seul. Il était accompagné d’un jeune garçon de seize ans et très beau, je sus plus tard qu’on ne l’avait pris dans la maison que pour sa beauté. Il s’appelait Falaléi et portait un accoutrement spécial: chemise de soie rouge à col galonné, ceinture tissée de fils d’or, pantalon de velours noir et bottes en chevreau à revers rouges. Ce costume était de l’invention de la générale. L’enfant sanglotait et les larmes coulaient de ses beaux yeux bleus.
– Qu’est-ce encore que cela? Exclama mon oncle. Qu’est-il arrivé? Mais parle donc, brigand!
– Foma Fomitch nous a ordonné de nous rendre ici; il nous suit, répondit le malheureux Gavrilo. Moi, c’est pour l’examen, et lui…
– Et lui?
– Il a dansé! répondit Gavrilo avec des larmes dans la voix.
– Il a dansé! s’écria mon oncle avec terreur.
– J’ai dansé! Sanglota Falaléi.
– Le Kamarinski? (Danse populaire russe, sur l’air d’une chanson relatant les hauts faits d’un paysan de ce nom. On l’appelle aussi la Kamarinskaïa)
– Le Kamarinski!
– Et Foma Fomitch t’a surpris?
– Il m’a surpris.
– Ils me tuent! Exclama mon oncle. Je suis perdu! Et il se prit la tête à deux mains.
– Foma Fomitch! Annonça Vidopliassov en pénétrant dans la salle.
Et Foma Fomitch se présenta en personne devant la société bouleversée.
VI LE BŒUF BLANC ET KAMARINSKI LE PAYSAN
Mais, avant de présenter Foma Fomitch au lecteur, je crois indispensable de dire quelques mots de Falaléi, et d’expliquer ce qu’il y avait de terrible dans le fait qu’il eût dansé la Kamarinskaïa et que Foma l’eût surpris dans cette joyeuse occupation.
Falaléi était orphelin de naissance et filleul de la défunte femme de mon oncle, qui l’aimait beaucoup. Il n’en fallait pas plus à Foma Fomitch. Aussitôt qu’il se fut installé à Stépantchikovo, et qu’il eut réduit mon oncle à sa merci, il prit en haine ce favori. Or, le jeune garçon avait plu à la générale, et il était resté près de ses maîtres, en dépit de la fureur de Foma; la générale l’avait exigé, et Foma avait dû céder. Mais, bouillant de rancune au souvenir de cette offense, – tout lui était offense, – à chaque occasion propice, il s’en vengeait sur mon pauvre oncle, pourtant bien innocent.
Falaléi était merveilleusement beau. Il avait un visage de belle fille des champs. La générale le choyait, le dorlotait, y tenait comme à un jouet rare et coûteux, et presque autant, sinon davantage, qu’à son petit chien frisé Ami. Nous avons décrit le costume qu’elle avait inventé pour lui. Les demoiselles le fournissaient de pommade et le coiffeur Kouzma était chargé de le friser les jours de fête. Ce n’était pas un idiot, mais il était si naïf, si franc, si simple, qu’au premier abord on eût pu le croire.
Avait-il eu quelque rêve, il venait aussitôt le raconter à ses maîtres. Il se mêlait à leur conversation sans prendre garde s’il les interrompait, et leur racontait même des choses qu’on ne leur raconte pas d’ordinaire. Il fondait en larmes si Madame tombait en syncope ou si l’on criait trop après Monsieur. Tous les malheurs le touchaient. Il lui arrivait de s’approcher de la générale et de lui baiser les mains en la suppliant de ne pas se fâcher, et la générale lui pardonnait généreusement toutes ses privautés. Il était bon, sensible, sans rancune, doux comme un agneau, gai comme un enfant heureux.