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– Où allez-vous, mon oncle?

– Je vais peut-être la voir, Serge; tout s’arrangera; crois-moi: tout s’expliquera et… et… tu l’épouseras; je t’en donne ma parole.

Il sortit et descendit dans le jardin. De la fenêtre, je le suivis des yeux.

XII LA CATASTROPHE

Je restai seul. Ma situation était intolérable: mon oncle prétendait me marier à toute force avec une femme qui ne voulait pas de moi! Ma tête se perdait dans un tumulte de pensées. Je ne cessais de songer à ce que m’avait dit Mizintchikov. Il fallait à tout prix sauver mon oncle. J’avais même envie d’aller trouver Mizintchikov pour tout lui dire.

Mais où donc était allé mon oncle? Parti dans l’intention de se mettre à la recherche de Nastassia, il s’était dirigé vers le jardin!… L’idée d’un rendez-vous clandestin s’empara de moi, me causant un désagréable serrement de cœur. Je me rappelai l’allusion de Mizintchikov à la possibilité d’une liaison secrète… Mais, après un instant de réflexion, j’écartai cette pensée avec indignation. Mon oncle était incapable d’un mensonge; c’était évident…

Mais mon inquiétude grandissait. Presque inconsciemment, je sortis et me dirigeais vers le fond du jardin en suivant l’allée au bout de laquelle je l’avais vu disparaître. La lune se levait; je connaissais parfaitement le parc et ne craignais pas de m’égarer.

Arrivé à la vieille tonnelle, au bord de l’étang mal soigné et vaseux, dans un endroit fort isolé, je m’arrêtai soudain: un bruit de voix sortait de la tonnelle. Je ne saurais dire l’étrange sentiment de contrariété qui m’envahit. Je ne doutai pas que ces voix ne fussent celles de mon oncle et de Nastassia et je continuai à m’approcher, cherchant à calmer ma conscience par cette constatation que je n’avais pas changé mon pas et que je ne procédais point furtivement.

Tout à coup, je perçus nettement le bruit d’un baiser, puis quelques paroles prononcées avec animation, puis un perçant cri de femme. Une dame en robe blanche s’enfuit de la tonnelle et glissa près de moi comme une hirondelle. Il me sembla même qu’elle cachait sa figure dans ses mains pour ne pas être reconnue. Évidemment j’avais été vu de la tonnelle.

Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reconnus que le cavalier sorti à la suite de la dame effrayée n’était autre qu’Obnoskine, lequel était parti depuis longtemps déjà, au dire de Mizintchikov. De son côté, il parut fort troublé à ma vue; toute son insolence avait disparue.

– Excusez-moi; mais je ne m’attendais nullement à vous rencontrer, fit-il en bégayant avec un sourire gêné.

– Ni moi non plus, répondis-je d’une voix moqueuse, d’autant plus qu’on vous croyait parti.

– Mais non, Monsieur; j’ai seulement fait un bout de conduite à ma mère. Mais permettez-moi de vous parler comme à l’homme le plus généreux…

– À quel sujet?

– Il est, dans la vie, certaines circonstances où l’homme vraiment généreux est obligé de s’adresser à toute la générosité de sentiment d’un autre homme vraiment généreux… J’espère que vous me comprenez?

– N’espérez pas. Je n’y comprends rien.

– Vous avez vu la dame qui se trouvait avec moi dans cette tonnelle?

– Je l’ai vue, mais je ne l’ai pas reconnue.

– Ah! vous ne l’avez pas reconnue? Bientôt je l’appellerai ma femme.

– Je vous en félicite. Mais en quoi puis-je vous être utile?

– En une seule chose: en me gardant le plus profond secret.

– Je me demandais quelle pouvait bien être cette dame mystérieuse. N’était-ce pas…?

– Vraiment, je ne sais pas… lui répondis-je. J’espère que vous m’excuserez, mais je ne puis vous promettre…

– Non, je vous en prie, a nom du ciel! suppliait Obnoskine. Comprenez ma situation: c’est un secret. Il pourrait vous arriver, à vous aussi, d’être fiancé; alors, de mon côté…

– Chut! Quelqu’un vient!

– Où donc?

– C’est… c’est sûrement Foma Fomitch, chuchota Obnoskine, tremblant de tout son corps, je l’ai reconnu à sa démarche… Mon Dieu! encore des pas de l’autre côté! Entendez-vous?… Adieu; je vous remercie… et je vous supplie…

Obnoskine disparut, et un instant après mon oncle était devant moi.

– Est-ce toi? me cria-t-il tout frémissant? Tout est perdu, Serge; tout est perdu!

– Qu’y a-t-il de perdu, mon oncle?

– Viens! me dit-il, haletant et, me saisissant la main avec force, il m’entraîna à sa suite. Pendant tout le parcours qui nous séparait du pavillon il ne prononça pas une parole et ne me laissa pas non plus parler. Je m’attendais à quelque chose d’extraordinaire, et je ne me trompais pas. À peine fûmes-nous entrés qu’il se trouva mal. Il était pâle comme un mort. Je l’aspergeai d’eau froide en me disant qu’il s’était certainement passé quelque chose d’affreux pour qu’un pareil homme s’évanouit.

– Mon oncle, qu’avez-vous? lui demandai-je.

– Tout est perdu, Serge. Foma vient de me surprendre dans le jardin, avec Nastenka, au moment où je l’embrassais.

– Vous l’embrassiez… au jardin! m’écriai-je en le regardant avec stupeur.

– Au jardin, mon ami. J’ai été entraîné au péché. J’y étais allé pour la rencontrer. Je voulais lui parler, lui faire entendre raison à ton sujet, certainement! Elle m’attendait depuis une heure derrière l’étang, près du banc cassé… Elle y vient souvent, quand elle a besoin de causer avec moi.

– Souvent, mon oncle?

– Souvent, mon ami! Pendant ces derniers temps, nous nous y sommes rencontrés presque chaque nuit. Mais ils nous ont indubitablement espionnés; je sais qu’ils nous ont guettés et que c’est l’ouvrage d’Anna Nilovna. Nous avions interrompu nos rencontres depuis quatre jours, mais, aujourd’hui, il fallait bien y aller; tu l’as vu! comment aurais-je pu lui parler autrement? Je suis allé au rendez-vous dans l’espoir de l’y trouver. Elle m’y attendait depuis une heure: j’avais besoin de lui communiquer certaines choses…

– Mon Dieu! quelle imprudence! Vous saviez bien qu’on vous surveillait!

– Mais, Serge, la circonstance était critique; nous avions des choses importantes à nous dire. Le jour, je n’ose même pas la regarder; elle fixe son regard sur un coin, et moi, je regarde obstinément dans le coin opposé, comme si j’ignorais jusqu’à son existence. Mais la nuit, nous nous retrouvions et nous pouvions nous parler à notre aise…

– Eh bien, mon oncle?

– Eh bien, je n’ai pas eu le temps de dire deux mots, vois-tu; mon cœur battait à éclater, les larmes me jaillirent des yeux… Je commençais à essayer de la convaincre de t’épouser quand elle me dit: «Mais vous ne m’aimez donc pas? Bien sûr que vous ne voyez rien!» Et soudain, voilà qu’elle se jette à mon cou, qu’elle m’entoure de ses bras et qu’elle fond en larmes avec des sanglots!… «Je n’aime que vous, me dit-elle, et je n’épouserai personne. Je vous aime depuis longtemps, mais je ne vous épouserai pas non plus et, dès demain, je pars pour m’enfermer dans un couvent.»

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