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– Qu’y a-t-il? D’où viens-tu? Où est Foma? s’écria mon oncle en se précipitant vers lui. Tout le monde entoura le vieillard avec une avide curiosité, interrompant à chaque instant son récit larmoyant par toutes sortes d’exclamations.

– Je l’ai laissé près du bois de bouleaux, à une verste et demie d’ici. Effrayé par le coup de tonnerre, le cheval pris de peur s’était jeté dans le fossé.

– Eh bien? interrogea mon oncle.

– Le chariot versa…

– Eh bien… et Foma?

– Il tomba dans le fossé…

– Mais va donc, bourreau!

– S’étant fait mal au côté, il se mit à pleurer. Je dételai le cheval et je revins ici vous raconter l’affaire.

– Et Foma, il est resté là-bas?

– Il s’est relevé et il a continué son chemin en s’appuyant sur sa canne.

Ayant dit, Gavrilo soupira et baissa la tête. Je renonce à décrire les larmes et les sanglots de ces dames.

– Qu’on m’amène Polkan! cria mon oncle en se précipitant dans la cour.

Polkan fut amené; mon oncle s’élança dessus, à poil et, une minute plus tard, le bruit déjà lointain des sabots du cheval nous annonçait qu’il était à la poursuite de Foma. Il n’avait même pas pris de casquette.

Les dames se jetèrent aux fenêtres; les ah! et les gémissements s’entremêlaient de conseils. On parlait de bain chaud, de thé pectoral et de frictions à l’alcool pour ce Foma Fomitch «qui n’avait pas mangé une miette de pain depuis le matin!» La demoiselle Pérépélitzina ayant mis la main, par hasard, sur les lunettes de l’exilé, la trouvaille produisit une sensation extraordinaire. La générale s’en saisit avec des pleurs et des gémissements, et se colla de nouveau le nez contre la fenêtre, les yeux anxieusement fixés sur le chemin. L’émotion était à son comble… Dans un coin, Sachenka s’efforçait de consoler Nastia et toutes deux pleuraient enlacées. Nastenka tenait Ilucha par la main et l’embrassait coup sur coup, faisant ses adieux à son élève qui pleurait à chaudes larmes sans trop savoir pourquoi. Éjévikine et Mizintchikov s’entretenaient à l’écart. Je crus bien que Bakhtchéiev allait suivre l’exemple des jeunes filles et se mettre à pleurer, lui aussi. Je m’approchai de lui.

– Non, mon petit père, me dit-il, Foma Fomitch s’en ira peut-être d’ici, mais le moment n’en est pas encore arrivé; on n’a pas trouve de bœufs à corne d’or pour tirer son chariot! Soyez tranquille, il fera partir les maîtres et s’installera à leur place.

L’orage passé, M. Bakhtchéiev avait changé d’idées.

Soudain, des cris se firent entendre: «On l’amène! le voici!» et les dames s’élancèrent vers la porte en poussant des cris de paon. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de mon oncle. Une telle promptitude paraîtrait invraisemblable si l’on n’avait connu plus tard la très simple explication de cette énigme.

Après le départ de Gavrilo, Foma Fomitch était en effet parti en s’appuyant sur sa canne, mais, seul au milieu de la tempête déchaînée, il eut peur, rebroussa chemin, et se mit à courir après le vieux domestique. Mon oncle l’avait retrouvé dans le village.

On avait arrêté un chariot; les paysans accourus y avaient installé Foma Fomitch devenu plus doux qu’un mouton, et c’est ainsi qu’il fut amené dans les bras de la générale qui faillit devenir folle de le voir en cet équipage, encore plus trempé, plus crotté que Gavrilo.

Ce fut un grand remue-ménage. Les uns voulaient l’emmener tout de suite dans sa chambre pour l’y faire changer de linge; d’autres préconisaient bruyamment diverses tisanes réconfortantes; tout le monde parlait à la fois… Mais Foma semblait ne rien voir, ne rien entendre.

On le fit entrer en le soutenant sous les bras. Arrivé à son fauteuil, il s’y affala lourdement et ferma les yeux. Quelqu’un cria qu’il se mourait et des hurlements éclatèrent, cependant que Falaléi, beuglant plus fort que les autres, s’efforçait d’arriver jusqu’à Foma pour lui baiser la main.

V FOMA FOMITCH ARRANGE LE BONHEUR GÉNÉRAL

– Où suis-je? murmura Foma d’une voix d’homme mourant pour la vérité?

– Maudit chenapan! murmura près de moi Mizintchikov. Comme s’il ne le voyait pas! Il va nous en faire des siennes à présent!

– Tu es chez nous, Foma: tu es parmi les tiens! s’écria mon oncle. Allons, du courage! calme-toi! Vraiment, Foma, tu ferais bien de changer de vêtements; tu vas tomber malade… Veux-tu prendre quelque chose pour te remettre? Un petit verre te réchauffera.

– Je prendrais bien un peu de malaga! gémit Foma qui ferma encore les yeux.

– Du malaga! J’ai peur qu’il n’y en ait plus, dit mon oncle en interrogeant sa sœur d’un œil anxieux.

– Mais si! fit-elle. Il en reste quatre bouteilles. Et, faisant sonner ses clefs, elle s’encourut à la recherche du malaga, poursuivie par les cris de toutes ces dames qui se pressaient autour de Foma comme des mouches autour d’un pot de confitures. L’indignation de M. Bakhtchéiev ne fut pas mince.

– Voilà qu’il lui faut du malaga! grommela-t-il presque à voix haute. Il lui faut un vin dont personne ne boit! Dites-moi maintenant à qui l’on donnerait du malaga si ce n’est à une canaille comme lui? Pouah! Les tristes sires! Mais qu’est-ce que je fais ici? qu’est-ce que j’attends?

– Foma, commença mon oncle haletant et constamment obligé de s’interrompre, maintenant que te voilà reposé, que te voilà revenu avec nous… c’est-à-dire, Foma, je pense, qu’ayant offensé une innocente créature…

– Où? où est-elle, mon innocence? fit Foma, comme dans un délire de fièvre. Où sont mes jours heureux? Où es-tu, mon heureuse enfance, quand, innocent et beau, je poursuivais à travers les champs le papillon printanier? Où est-il ce temps? Rendez-moi mon innocence! Rendez-la moi!…

Et, les bras écartés, Foma s’adressait successivement à chacun des assistants, comme si quelqu’un d’eux l’eût eue en poche, cette innocence. Je crus que Bakhtchéiev allait éclater de colère.

– Mais pourquoi pas? grognait-il furieusement. Rendez-lui donc son innocence et qu’ils s’embrassent! J’ai bien peur qu’étant gamin, il ne fût déjà aussi fripouille qu’il l’est actuellement. J’en jurerais!

– Foma!… reprit mon oncle.

– Où sont-ils ces jours bénis où je croyais à l’amour et où j’aimais l’homme? geignait Foma, alors que je le prenais dans mes bras et que je pleurais sur son cœur? Et à présent, où suis-je? où suis-je?

– Tu es chez nous; calme-toi! s’écria mon oncle. Voici ce que je voulais te dire, Foma…

– Si vous vous taisiez un peu? siffla la Pérépélitzina, dardant sur lui ses méchants yeux de serpent.

– Où suis-je? reprenait Foma. Qu’est-ce donc qui est autour de moi? Ce sont des taureaux et des bœufs qui me menacent de leurs cornes. Vie! qu’es-tu donc? Vis bafoué, humilié, battu et ce n’est qu’une fois la tombe comblée que les hommes, se ressaisissant, écraseront tes pauvres os sous le poids d’un monument magnifique!

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