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IV LE THÉ

La salle où l’on prenait le thé donnait sur la terrasse où j’avais rencontré Gavrilo. Les étranges prédictions de mon oncle sur l’accueil qui m’était réservé ne laissaient pas de m’inquiéter beaucoup. La jeunesse est parfois excessivement fière et le jeune amour-propre toujours susceptible. Aussi me sentis-je assez mal à mon aise en pénétrant dans la salle à l’aspect de la nombreuse assistance réunie autour de la table. Ce fut cause que je me pris le pied dans le tapis, et fut contraint de bondir au beau milieu de la pièce pour retrouver mon équilibre.

Aussi confus que si j’eusse compromis du coup et ma carrière, et mon honneur, et ma réputation, je restai figé sur place, plus rouge qu’une écrevisse et promenant sur la compagnie un regard stupide. Si je signale cet incident insignifiant, c’est qu’il eût une extrême influence sur mon humeur au cours de presque toute cette journée et, par suite, sur mes relations subséquentes avec quelques-uns des personnages de ce récit. Je voulus saluer, mais ne pas en venir à bout: je rougissais encore davantage, me précipitai vers mon oncle, m’emparai de ses mains et m’écriai d’un voix haletante:

– Bonjour, mon oncle!

Mon intention était de dire quelque chose de très fin, mais je ne trouvai que: «Bonjour, mon oncle!»

– Bonjour, bonjour, mon cher ami, répondit l’oncle qui souffrait pour moi. Nous nous sommes déjà vus. Mais, ajouta-t-il à voix basse, sois donc plus brave; je t’en supplie! Cela arrive à tout le monde. Parfois, on ne sait quelle figure faire!… Permettez-moi, ma mère, de vous présenter notre jeune homme que vous aimerez certainement. Mon neveu Serge Alexandrovitch, – dit-il en s’adressant à toute la compagnie.

Mais, avant d’aller plus loin, je demande au lecteur la permission de lui présenter les personnages qui m’entouraient. C’est indispensable pour l’intelligence de cette histoire.

Il y avait là plusieurs dames et seulement deux hommes, outre mon oncle et moi. Foma Fomitch que je désirais tant voir et qui, je le pressentais déjà, était le maître absolu de la maison, Foma Fomitch brillait par son absence comme s’il eût emporté le jour avec lui. Tout le monde était morne et préoccupé. Cela sautait aux yeux et, si confus et ennuyé que je fusse alors moi-même, je ne pouvais pas ne pas voir que mon oncle était presque aussi ennuyé que moi, malgré ses efforts pour cacher son souci sous une gaieté de commande. Quelque chose lui pesait sur le cœur.

L’un des messieurs qui se trouvaient là, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, n’était autre que cet Obnoskine dont mon oncle avait tant loué l’intelligence et la moralité. Il me déplut souverainement. Tout en lui décelait le mauvais ton. Son costume était usé comme son visage où une moustache fine et décolorée et une barbiche hirsute prétendaient visiblement à proclamer l’indépendance intellectuelle de leur propriétaire, et peut-être même la libre pensée. Il clignait des yeux sans cesse, souriait avec une feinte malice et, se prélassant sur sa chaise, il braquait son lorgnon sur moi à tout instant pour le laisser craintivement retomber dès que mon regard se tournait vers lui. Autre monsieur: mon cousin Mizintchikov, âgé de vingt-huit ans, étaient en effet un silencieux. Il ne dit pas un mot de tout le thé et restait grave quand tout le monde riait. Mais il ne me parut pas avoir l’air timide annoncé par mon oncle. Au contraire, le regard de ses yeux bruns exprimait la résolution et la fermeté de caractère. C’était un assez beau garçon au teint foncé, aux yeux noirs et très correctement vêtu (au compte de mon oncle, comme je l’ai su plus tard).

Parmi les dames, je fus tout d’abord frappé par la demoiselle Pérépélitzina à cause de sa face livide et méchante. Assise près de la générale, mais légèrement en arrière, par déférence, elle se penchait à chaque instant pour chuchoter à l’oreille de sa bienfaitrice. Deux ou trois personnes âgées et complètement privées du don de la parole, se tenaient près de la fenêtre, les yeux fixés sur la générale, dans l’attente respectueuse d’un peu de thé. Je remarquai aussi une grosse dame d’une cinquantaine d’années, fagotée, fardée et dont les dents avaient cédé la place à quelques chicots noircis, ce qui ne l’empêchait pas de minauder et de faire de l’œil.

Une quantité de chaînes brinquebalaient après elle et elle ne cessait de me lorgner à l’exemple de M. Obnoskine dont elle était la mère. Ma tante, la douce Prascovia Ilinichna, s’occupait à verser le thé. Il était évident qu’après une aussi longue séparation, elle brûlait du désir de m’embrasser, mais elle n’osait le faire. Tout semblait défendu en cette maison. Près d’elle était assise une fort jolie fillette d’une quinzaine d’années, dont les yeux noirs me regardaient avec une curiosité enfantine: c’était ma cousine Sachenka.

Mais la plus remarquable de toutes ces dames était sans conteste une personne bizarre, vêtue très luxueusement et en toute jeune fille, bien qu’elle eût déjà environ trente-cinq ans. Son visage était maigre, pâle et desséché, mais néanmoins fort animé. Ses joues décolorées s’empourpraient à la moindre émotion, au moindre mouvement, et elle ne cessait de s’agiter sur sa chaise, comme s’il lui eût été impossible de rester tranquille une seule minute. Elle m’examinait curieusement, avidement, se penchait pour chuchoter quelque chose à Sachenka ou à une autre voisine, après quoi elle éclatait de rire avec un puéril sans gêne. À mon grand étonnement, ces excentricités ne semblaient surprendre personne, on eût dit que les convives étaient d’accord pour n’en faire point cas.

Je devinai en elle cette Tatiana Ivanovna, dont mon oncle disait qu’elle avait quelque chose de fantasque, celle qu’on lui fiançait de force et pour qui toute la maison était aux petits soins eu égard à sa richesse. Ses yeux me plurent: des yeux bleus et très doux en dépit des rides qui les cernaient. Leur regard était si franc, si gai, si bon, qu’on se réjouissait de le rencontrer. Je parlerai plus loin de Tatiana Ivanovna, qui est une des héroïnes de mon récit; sa biographie est fort intéressante.

Quelque cinq minutes après mon entrée dans la salle, on vit accourir du jardin un charmant garçonnet, mon cousin Ilucha, suivi d’une jeune fille un peu pâle et fatiguée, mais très jolie. Elle jeta sur l’assemblée un regard investigateur, méfiant, et même timide, puis, après m’avoir examiné à mon tour, elle s’assit à côté de Tatiana Ivanovna. Je me souviens que mon cœur battit: j’avais compris que c’était là cette fameuse institutrice. À son entrée, mon oncle me jeta un regard rapide et devint écarlate, mais, se baissant aussitôt, il saisit Ilucha dans ses bras et vint me le faire embrasser. Je remarquai aussi que Mme Obnoskine examinait d’abord mon oncle, puis dirigeait son lorgnon sur l’institutrice avec un air moqueur.

Mon oncle était tout confus et ne sachant quelle contenance prendre, il appela Sachenka pour me la présenter, mais elle se contenta de se lever et de me faire une grave révérence. Ce geste me charma parce qu’il lui seyait. Ma bonne tante n’y tint plus et, cessant pour un instant de verser le thé, elle accourut m’embrasser. Mais nous n’avions pas échangé deux mots que s’éleva la voix de la demoiselle Pérépélitzina remarquant que «Prascovia Ilinitchna avait dû oublier sa mère (la générale) qui avait demandé du thé, mais l’attendait encore». Ma tante me quitta aussitôt et s’empressa d’aller vaquer à ses devoirs.

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