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La générale, reine de ce lieu et devant qui tout le monde filait doux, était une maigre et méchante vieille en deuil, méchante surtout par la faute de l’âge qui lui avait ravi le peu qu’elle eût jamais possédé de capacités mentales (plus jeune, elle se contentait d’être toquée). Sa situation l’avait rendue plus bête encore qu’avant et plus orgueilleuse. Lors de ses colères, la maison devenait un enfer.

Ses colères affectaient deux modes distincts. Le premier était silencieux: la vieille ne desserrait pas les dents pendant des journées entières, repoussant ou jetant même à terre tout ce que l’on posait devant elle. Le second était loquace et procédait comme suit. Ma grand’mère (elle était ma grand’mère) tombait dans une morne tristesse, voyait venir et sa propre ruine et la fin du monde, pressentant un avenir de misère émaillé de tous les malheurs imaginables. Alors elle se mettait à compter sur ses doigts toutes les calamités qu’elle prophétisait et parvenait à des résultats grandioses. «Il y avait longtemps qu’elle prévoyait tout cela, mais elle était bien forcée de se taire dans cette maison. Ah! Si seulement on eût consenti à lui témoigner quelque respect, si on l’eût écoutée, etc, etc.» Ces discours trouvaient une véhémente approbation parmi l’essaim des dames de compagnie mené par la demoiselle Pérépélitzina et se voyaient pompeusement revêtus du sceau de Foma Fomitch.

Au moment où j’apparus devant elle, elle faisait une colère du mode silencieux, assurément le plus terrible. Tout le monde la considérait avec appréhension. Seule, Tatiana Ivanovna, à qui tout était permis, jouissait d’une excellente humeur. Mon oncle m’amena près de ma grand’mère avec une extrême solennité, mais, esquissant une moue, elle repoussa sa tasse avec violence.

– C’est ce voltigeur? marmotta-t-elle entre ses dents à l’adresse de la Pérépélitzina.

Cette question absurde me désempara d’une manière définitive. Je ne comprenais pas pourquoi elle m’appelait voltigeur. Pérépélitzina lui murmura quelques mots à l’oreille, mais la vieille dame agita méchamment la main. Je restai coi, interrogeant mon oncle du regard. Tous les assistants se regardèrent, et Obnoskine laissa même voir ses dents, ce qui me fut très désagréable.

– Elle radote parfois, me chuchota mon oncle, tout décontenancé lui-même. Mais ce n’est rien; c’est par bonté de cœur. Estime surtout le cœur!

– Oui, le cœur! le cœur! cria subitement la voix de Tatiana Ivanovna qui ne me quittait pas des yeux et ne tenait pas en place. Le mot «cœur» était sans doute parvenu jusqu’à elle. Mais elle ne finit pas sa phrase quoiqu’elle parût vouloir dire quelque chose. Soit honte, soit pour tout autre motif, elle se tut, rougit formidablement, se pencha vers l’institutrice, lui dit tout bas quelques mots et soudain, se couvrant la bouche d’un mouchoir, elle se rejeta sur le dossier de sa chaise et se mit à rire comme dans une crise d’hystérie.

Je regardais la compagnie avec ahurissement, mais, à mon grand étonnement, personne ne bougea et il sembla qu’il ne se fût rien passé. J’étais édifié sur le compte de Tatiana Ivanovna. On me servit enfin le thé et je repris un peu de contenance. Je ne sais trop pourquoi il me parut tout à coup qu’il était de mon devoir d’entamer la plus aimable conversation avec les dames.

– Vous aviez bien raison, mon oncle, commençai-je, en m’avertissant tantôt du danger de se troubler. J’avoue franchement… (à quoi bon le cacher?) – poursuivis-je dans un sourire obséquieux à l’adresse de Mme Obnoskine – j’avoue que, jusqu’aujourd’hui, j’ai, pour ainsi dire, ignoré la société de ces dames. Et, après ma si malheureuse entrée, il m’a bien semblé que ma situation au milieu de la salle était celle d’un maladroit, n’est-ce pas? Avez-vous lu l’Emplâtre? – ajoutai-je en rougissant de plus en plus de mon aplomb et en regardant sévèrement M. Obnoskine, lequel continuait à m’inspecter du haut en bas et montrait toujours ses dents.

– C’est cela! c’est cela même! s’écria mon oncle avec un entrain extraordinaire, se réjouissant sincèrement de voir la conversation engagée et son neveu en train de se remettre. Ce n’est rien de perdre contenance, mais moi, j’ai été jusqu’à mentir lors de mon début dans le monde. Le croirais-tu? Vraiment, Anfissa Pétrovna, c’est assez amusant à entendre. À peine entré au régiment, j’arrive à Moscou et je me rends chez une dame avec une lettre de recommandation. C’était une dame excessivement fière. On m’introduit. Le salon était plein de monde, de gros personnages! Je salue et je m’assois. Dès les premiers mots, cette dame me demande: «Avez-vous beaucoup de villages, mon petit père?» Je n’avais même pas une poule; que répondre? J’étais dans une grande confusion; tout le monde me regardait. Pourquoi n’ai-je pas dit: «Non, je n’ai rien.» C’eut été plus noble, étant la vérité, mais je répondis: «J’ai cent dix-sept âmes.» Quelle idée d’ajouter cet appoint de dix-sept, au lieu de mentir en chiffres ronds, tout bonnement! Une minute après, par la lettre même dont j’étais porteur, on savait que je ne possédais rien et que, par-dessus le marché, j’avais menti! Que faire? Je me sauvai de cette maison et n’y remis jamais les pieds. Je n’avais rien alors. Aujourd’hui, je possède d’une part trois cents âmes, qui me viennent de mon oncle Afanassi Matveïévitch et deux cents âmes, y compris la Kapitonovka, héritage de ma grand’mère, ce qui fait en tout plus de cinq cents âmes. Ce n’est pas vilain! Mais, de ce jour-là, je me suis juré de ne jamais mentir et je ne mens pas.

– À votre place, je n’aurais pas juré. Dieu sait ce qu’il peut arriver, dit Obnoskine avec un sourire moqueur.

– C’est bien vrai. Dieu sait ce qu’il peut arriver! approuva mon oncle, très bonhomme.

Obnoskine éclata de rire en se renversant sur le dossier de sa chaise; sa mère sourit; la demoiselle Pérépélitzina ricana d’une façon particulièrement venimeuse; Tatiana Ivanovna se mit aussi à rire en battant des mains sans savoir pourquoi. En un mot, je vis clairement que mon oncle n’était compté pour rien dans sa propre maison. Sachenka fixa sur Obnoskine des yeux étincelants de colère. L’institutrice rougit en baissant la tête. Mon oncle s’étonna:

– Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qui se passe? questionna-t-il en nous regardant avec ébahissement.

Cependant, mon cousin Mizintchikov restait muet à l’écart et n’avait même pas souri alors que tout le monde riait. Il buvait son thé et regardait philosophiquement ces gens qui l’entouraient. À plusieurs reprises il faillit se mettre à siffler, comme sous le coup d’un insupportable ennui, mais il put toujours s’arrêter à temps. Tout en poursuivant ses agressions envers mon oncle et en commençant à me tâter, Obnoskine semblait éviter le regard de Mizintchikov; je m’en aperçus vite. J’observai aussi que mon taciturne cousin me jetait fréquemment des coups d’œil inquisiteurs, afin peut-être de se rendre un compte exact de la catégorie d’hommes à laquelle j’appartenais.

– Je suis sûre, monsieur Serge, gazouilla soudain Mme Obnoskine, qu’à Pétersbourg vous n’étiez pas un fervent adorateur des dames. Je sais que beaucoup des jeunes gens de là-bas évitent leur société. J’appelle ces gens là des libres penseurs. Je ne puis que considérer cela comme un impardonnable manque de courtoisie, et je vous avoue que cela m’étonne, que cela m’étonne beaucoup, jeune homme!

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