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Nous partîmes au galop, poursuivis longtemps encore par les cris et les malédictions d’Anfissa Pétrovna, cependant que toutes les fenêtres de la maison se garnissaient subitement de visages inconnus qui nous regardaient avec une curiosité sauvage.

Nous étions cinq dans la calèche. Mizintchikov était monté sur le siège, à côté du cocher, pour laisser sa place à M. Bakhtchéiev qui se trouvait maintenant en face de Tatiana Ivanovna. Elle était très contente que nous l’emmenions, mais continuait à pleurer. Mon oncle la consolait de son mieux. Il était triste et pensif; on voyait que les infamies vomies par Anfissa Pétrovna sur le compte de Nastenka l’avaient péniblement affecté. Cependant, notre retour se fût effectué sans encombre sans la présence de M. Bakhtchéiev.

Assis vis-à-vis de Tatiana Ivanovna, il se trouvait assez mal à l’aise et ne pouvait garder son sang-froid; il ne tenait pas en place, rougissait, roulait des yeux farouches et, quand mon oncle entreprenait de consoler Tatiana, le gros homme, positivement hors de lui, grognait comme un bouledogue qu’on taquine. Mon oncle lui jetait des coups d’œil inquiets. Enfin, devant ces extraordinaires manifestations de l’état d’âme de son vis-à-vis, Tatiana Ivanovna se prit à l’examiner avec attention, puis elle nous regarda, sourit et, soudain, du manche de son ombrelle, elle frappa légèrement l’épaule de M. Bakhtchéiev.

– Insensé! dit-elle avec le plus charmant enjouement, et elle se cacha aussitôt derrière son éventail.

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

– Quoi? rugit-il. Qu’est-ce à dire, Madame? Alors, c’est sur moi que tout va retomber, maintenant?

– Insensé! insensé! répétait Tatiana Ivanovna éclatant de rire et battant des mains.

– Arrête! cria Bakhtchéiev au cocher. Halte!

On s’arrêta. Bakhtchéiev ouvrit la portière et sortit en hâte de la voiture.

– Mais qu’as-tu donc? Stépane Alexiévitch? Où vas-tu? criait mon oncle stupéfait.

– Non; j’en ai assez! clamait le gros père, tout tremblant d’indignation. Que le diable vous emporte! Je suis trop vieux, Madame, pour qu’on me fasse des avances. Je préfère encore mourir sur la grand’route!

Et, ajoutant en français: «Bonjour, Madame, comment vous portez-vous?» il s’en fut à pied, en effet. La calèche le suivait. À la fin, mon oncle perdit patience et s’écria:

– Stépane Alexiévitch, ne fais pas l’imbécile! En voilà assez! Monte donc; il est temps de rentrer.

– Laissez-moi! répliqua Stépane Alexiévitch tout haletant, car son embonpoint le gênait pour marcher.

– Au galop! ordonna Mizintchikov au cocher.

– Que dis-tu? Que dis-tu? Arrête!… voulut crier mon oncle; mais la calèche était déjà lancée. Mizintchikov avait calculé juste? Il obtint tout de suite le résultat qu’il avait escompté.

– Halte! halte! cria derrière nous une voix désespérée. Arrête, scélérat! arrête, misérable!

Le gros homme parut enfin, brisé de fatigue, respirant à peine; d’innombrables gouttes de sueur perlaient à son front; il dénoua sa cravate et retira sa casquette. Très sombre, il monta dans la voiture sans souffler mot. Cette fois, je lui cédai ma place de façon qu’au moins il ne se trouvât pas en face de Tatiana Ivanovna, qui, pendant toute cette scène, n’avait cessé de se tordre de rire et de battre des mains; elle ne put plus le regarder de sang-froid de tout le reste du voyage. Mais, jusqu’à ce qu’on fut arrivé à la maison, il ne dit pas un mot et garda les yeux fixés sur la roue de derrière.

Il était midi quand nous réintégrâmes Stépantchikovo. Je me rendis directement au pavillon et, tout aussitôt, je vis apparaître Gavrilo avec le thé. J’allais le questionner, mais mon oncle entra derrière lui et le renvoya.

II NOUVELLES

– Mon ami, me dit-il précipitamment, je ne viens que pour un instant; il me tarde de te communiquer… Je me suis informé. Personne de la maison n’a été à la messe, excepté Ilucha, Sacha et Nastenka. Il paraîtrait que ma mère serait tombée en attaque de nerfs et qu’on aurait eu grand’peine à la faire reprendre ses sens. Il est décidé que l’on va se réunir chez Foma et on me prie de m’y rendre. Je ne sais seulement si je dois ou non lui souhaiter sa fête, à Foma, et c’est là un point important. Enfin, je me demande l’effet qu’aura produit toute cette histoire; Serge, j’ai le pressentiment que cela va être affreux!

– Au contraire, mon oncle, me hâtai-je de lui répondre, tout s’arrange admirablement. Il vous est dès à présent impossible d’épouser Tatiana Ivanovna; ce serait monstrueux. Je voulais vous l’expliquer en voiture.

– Oui, oui, mon ami. Mais ce n’est pas tout… Dans tout cela, on voit clairement apparaître le doigt de Dieu… Mais je veux parler d’autre chose… Pauvre Tatiana Ivanovna! Quelle aventure! Quel misérable que cet Obnoskine! Je l’appelle misérable et j’étais tout prêt à en faire tout autant que lui en épousant Tatiana Ivanovna… Bon! ce n’est pas ce que je voulais te dire… As-tu entendu ce que criait ce matin cette malheureuse Anfissa Pétrovna au sujet de Nastia?

– Je l’ai entendu, mon oncle. J’espère que vous avez enfin compris qu’il faut vous presser.

– Absolument. Je dois précipiter les choses à tout prix, répondit mon oncle. Le moment solennel est arrivé. Mais voici, mon ami, il est une chose que nous n’avons pas envisagée hier, et, cette nuit, je n’en ai pas fermé l’œil: consentira-t-elle à m’épouser?

– De grâce, mon oncle! puisqu’elle vous dit qu’elle vous aime!

– Mon ami, elle ajoute aussitôt: mais je ne vous épouserai pour rien au monde.

– Eh! mon oncle, on dit cela… Mais les circonstances ont changé aujourd’hui même.

– Tu crois? Non, mon cher Serge, c’est délicat, très délicat! Croirais-tu pourtant que, malgré mes ennuis, mon cœur m’en faisait souffrir de bonheur! Allons, au revoir. Il faut que je m’en aille; on m’attend et je suis déjà en retard. Je ne voulais que te dire un mot en passant. Ah! mon Dieu! s’écria-t-il en revenant sur ses pas, j’oublie le principal. Voilà: j’ai écrit à Foma!

– Quand donc?

– Cette nuit. Il faisait à peine jour, ce matin, quand je lui fis porter ma lettre par Vidopliassov. En deux feuilles, je lui ai tout raconté très sincèrement; en un mot, je lui dis que je dois, que je dois absolument demander la main de Nastenka. Comprends-tu? Je le supplie de ne pas ébruiter notre rendez-vous dans le jardin et je fais appel à sa générosité pour intercéder auprès de ma mère. Sans doute j’écris fort mal, mon ami, mais cela, je l’ai écrit du fond de mon cœur, en arrosant le papier de mes larmes.

– Et qu’a-t-il répondu?

– Il ne m’a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nous allions partir, je l’ai rencontré dans le vestibule, en vêtements de nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu’avec un bonnet de coton; il allait vers le jardin. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et du haut en bas, mais rien!

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