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– Ah! Emmenez-moi! Emmenez-moi vite! criait-elle à travers ses sanglots. Au plus vite!

– Elle a fait une sottise, et elle le regrette à présent! siffla Bakhtchéiev en me poussant.

– Alors, l’affaire est terminée, dit sèchement mon oncle à Obnoskine sans presque le regarder. Tatiana Ivanovna, votre main et partons!

Il se fit un frou-frou derrière la porte qui grinça et s’ouvrit un peu plus.

– Cependant, fit Obnoskine, surveillant avec inquiétude la porte entr’ouverte, il me semble qu’à un certain point de vue… jugez vous-même, Yégor Ilitch… votre conduite chez moi… enfin, je vous salue et vous ne daignez même pas me voir… Yégor Ilitch…

– Votre conduite chez moi fut une vilaine conduite, Monsieur, répondit mon oncle en regardant sévèrement Obnoskine et ici, vous n’êtes même pas chez vous. Vous avez entendu? Tatiana Ivanovna ne désire pas rester ici une minute de plus. Que vous faut-il encore? Pas un mot, entendez-vous? Pas un mot de plus; je vous en prie! Je désire éviter toute explication complémentaire et ce sera d’ailleurs beaucoup plus avantageux pour vous.

Mais Obnoskine perdit courage à un tel point qu’il se mit à lâcher les bêtises les plus inattendues.

– Ne me méprisez pas, Yégor Ilitch, dit-il à voix basse et pleurant presque de honte, mais se retournant sans cesse vers la porte comme s’il eût craint qu’on l’entendît. Ce n’est pas ma faute: c’est maman. Je ne l’ai pas fait par intérêt, Yégor Ilitch: je l’ai fait… tout simplement… Bien sûr, je l’ai aussi fait par intérêt… mais, dans un noble but, Yégor Ilitch. J’aurais employé ce capital d’une façon utile; j’aurais fait du bien, Monsieur. Je voulais aider aux progrès de l’instruction publique et je songeais à fonder une bourse dans une Faculté… Voilà à quel emploi je destinais ma fortune, Yégor Ilitch; ce n’était pas pour autre chose, Yégor Ilitch…

Nous sentîmes tous la confusion nous envahir. Mizintchikov lui-même rougit et se détourna et le trouble de mon oncle fut tel qu’il ne savait plus que dire.

– Allons, allons; assez, assez! balbutia-t-il enfin. Calme-toi Paul Sémionovitch. Qu’y faire?… Si tu veux, viens dîner, mon ami… Je suis très content, très content…

Mais M. Bakhtchéiev agit tout autrement.

– Créer une bourse! rugit-il furieusement. Cela t’irait bien, de créer des bourses! Tu serais surtout fort heureux de chiper celles que tu pourrais… Tu n’as pas seulement de culottes et tu te mêles de créer des bourses! Chiffonnier, va! Tu t’imaginais subjuguer ce tendre cœur! Mais où donc est-elle, ton espèce de mère? Se serait-elle cachée? Je parie qu’elle n’est guère loin… derrière le paravent… à moins qu’elle ne se soit fourrée sous son lit, de venette!

– Stépane! Stépane! cria mon oncle.

Obnoskine rougit et voulut protester, mais avant qu’il eût eu le temps d’ouvrir la bouche, la porte s’ouvrit et, rouge de colère, les yeux dardant des éclairs, Anfissa Pétrovna, en personne, fit irruption dans la pièce.

– Qu’est-ce que cela signifie? cria-t-elle. Qu’est-ce qu’il se passe ici, Yégor Ilitch? vous vous introduisez avec votre bande dans une maison respectable; vous effrayez les dames; vous commandez en maître!… De quoi ça a-t-il l’air? J’ai encore toute ma raison, grâce à Dieu! Et toi, lourdaud, continua-t-elle en se tournant vers son fils, tu as donc baissé pavillon devant eux? On insulte ta mère dans ta maison et tu restes là, bouche bée! Tu fais un joli coco! Tu n’es plus un homme; tu n’es qu’une chiffe!

Il ne s’agissait plus de délicatesses, ni de manières distinguées, ni de maniement de face-à-main, comme la veille. Anfissa Pétrovna ne se ressemblait plus. C’était une véritable furie, une furie qui avait jeté son masque de grâce. Dès que mon oncle l’aperçut, il prit Tatiana sous le bras et se dirigea vers la porte. Mais Anfissa Pétrovna lui barra le chemin.

– … Vous ne sortirez pas ainsi, Yégor Ilitch, reprit-elle. De quel droit emmenez-vous Tatiana Ivanovna par force? Il vous contrarie qu’elle ait échappé aux vils calculs que vous aviez manigancés avec votre mère et l’idiot Foma Fomitch! C’est vous qui vouliez vous marier par intérêt. Excusez-nous, Monsieur, si nous avons ici des idées plus nobles. C’est en voyant ce qui se tramait contre elle que Tatiana Ivanovna se confia d’elle-même à Pavloucha, pour s’arracher à sa perte. Car elle l’a supplié de la tirer de vos filets et c’est pour cela qu’elle dut s’enfuir nuitamment de chez vous. Voilà, Monsieur, comment vous l’avez poussée à bout. N’est-il pas vrai, Tatiana Ivanovna? Alors comment osez-vous faire irruption dans une noble et respectable maison, à la tête d’une bande et faire violence à une digne demoiselle, malgré ses cris et ses larmes? Je ne le permettrai pas! Je ne le permettrai pas! Je ne suis pas folle! Tatiana restera, parce qu’elle le veut ainsi!… Allons, Tatiana Ivanovna, ne les écoutez pas; ce sont vos ennemis; ce ne sont pas vos amis! N’ayez pas peur; venez et je vais les mettre sur le champ à la porte!

– Non! non! cria Tatiana avec effroi. Je ne veux pas! Je ne veux pas. Il n’est pas mon mari! Je ne veux pas épouser votre fils! Il n’est pas mon mari!

– Vous ne voulez pas? glapit Anfissa Pétrovna, étouffant de colère. Vous ne voulez pas? Vous êtes venue jusqu’ici et vous ne voulez pas? Mais alors, comment avez-vous osé nous tromper ainsi? Alors, comment avez-vous osé lui promettre votre main et vous sauver de nuit avec lui? Vous vous êtes jetée à sa tête et vous nous avez engagés dans la dépense et dans les ennuis! Et il se pourrait qu’à cause de vous mon fils perdit un beau parti! des dots de plusieurs dizaines de mille roubles! Non, Mademoiselle, vous payerez cela; vous devez le payer; nous avons des preuves; vous vous êtes enfuie avec lui, la nuit…

Mais nous n’écoutions plus cette tirade. D’un commun accord, nous nous groupâmes autour de mon oncle et nous avançâmes vers le perron en marchant droit sur Anfissa Pétrovna. La calèche avança.

– Il n’y a que de malhonnêtes gens qui soient capables d’une pareille conduite! Tas de lâches! criait Anfissa Pétrovna du haut du perron. Elle était hors d’elle. – Je vais porter plainte… Tatiana Ivanovna, vous allez dans une maison infâme! Vous ne pouvez pas épouser Yégor Ilitch; il entretient sous vos yeux cette institutrice!…

Mon oncle tressaillit, pâlit, se mordit les lèvres et courut installer Tatiana Ivanovna dans la voiture. Je fis le tour de la calèche et, le pied sur le marchepied, j’attendais le moment de monter, quand Obnoskine surgit tout à coup près de moi. Il me saisit la main.

– Au moins, ne me retirez pas votre amitié! dit-il en la serrant fortement. Son visage avait une expression désespérée.

– Mon amitié? fis-je en mettant le pied sur le marchepied.

– Mais voyons, Monsieur! Hier encore, je reconnus en vous l’homme supérieurement instruit. Ne me condamnez pas. C’est ma mère qui m’a induit en tentation, mais je n’ai aucune responsabilité là-dedans. J’aurais plutôt le goût de la littérature! Je vous assure que c’est ma mère qui a tout fait.

– Eh bien, répondis-je, je vous crois; adieu!

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