– Mais, alors, mon oncle a agi envers moi comme un fou! m’écriai-je dans un élan de dépit insupportable. Pourquoi m’avoir fait venir?… Mais, quel est ce bruit?
Nous étions tout près de la maison d’où nous parvenaient des hurlements et des cris atroces.
– Mon Dieu, fit-elle en pâlissant encore! Je le prévoyais bien.
– Vous le prévoyiez?… Encore une question, Nastassia Evgrafovna; une question que je n’ai pas le droit de vous poser, mais je m’y décide pour le bien général. Dites-moi (et votre réponse restera ensevelie dans mon cœur) dites-moi franchement si mon oncle vous aime ou non?
– Ah! laissez donc toutes ces bêtises une fois pour toutes! s’écria-t-elle, rouge de colère. Vous aussi? Mais, s’il m’eût aimée, il ne se serait pas employé à vous marier avec moi, et elle eut un amer sourire. Où avez-vous pris cela? Ne comprenez-vous pas de quoi il s’agit?… Vous entendez ces cris?
– Mais… c’est Foma Fomitch…
– Certes oui, c’est Foma Fomitch; mais, en ce moment, il s’agit de moi. Ils disent la même folie que vous, ils le croient aussi amoureux de moi… Comme je suis pauvre et sans force, comme il n’en coûte rien de me calomnier et qu’ils veulent le marier avec une autre, ils exigent qu’il me chasse, qu’il me renvoie dans ma famille. Mais lui, lorsqu’on lui parle de cela, il se met en colère et il serait prêt à mettre en pièces Foma Fomitch lui-même… Voilà pourquoi ils sont en train de crier.
– Alors, c’est donc vrai? Il va épouser cette Tatiana?
– Quelle Tatiana?
– Cette sotte!
– Ce n’est pas du tout une sotte! Elle est très bonne et vous n’avez pas le droit de parler ainsi. C’est un noble cœur, plus généreux que beaucoup d’autres. Es-ce sa faute si elle est malheureuse?
– Excusez-moi. Admettons que vous ayez raison. Mais ne vous trompez-vous pas sur le fond même de l’affaire? Comment se fait-il qu’ils soient aussi bienveillants à l’égard de votre père? S’ils étaient aussi animés contre vous que vous le dites, s’ils voulaient vous chasser, ils auraient une autre attitude envers lui et ne lui feraient pas si bon accueil.
– Mais ne voyez-vous pas ce que mon père fait pour moi? Il joue le bouffon! On l’accueille parce qu’il a su gagner les bonnes grâces de Foma Fomitch. Cet ancien bouffon est flatté d’en avoir un maintenant. Pour qui croiriez-vous donc qu’il pût agir ainsi? Ce n’est que pour moi, pour moi seule! À quoi ça lui servirait-il, à lui? ce n’est pas pour lui-même qu’il s’abaisserait ainsi devant qui que ce fût. Il peut paraître ridicule aux yeux de certains, mais c’est l’homme le plus honnête, le plus noble! Il croit (Dieu sait pourquoi, mais ce n’est pas parce que je suis bien payé), il croit préférable que je reste dans cette maison. Mais j’ai réussi à le dissuader en une lettre résolue. Il est venu pour me chercher et m’emmener dès demain. Nous sommes à la dernière extrémité. Ils vont me dévorer et je suis certaine qu’on se dispute en ce moment à cause de moi. À cause de moi, ils vont le déchirer, ils vont le perdre. Et il est pour moi comme un père, plus qu’un père, vous entendez! Je ne veux plus attendre; j’en sais plus long que les autres. Demain, demain même, je partirai. Qui sait? Peut-être pourront-ils raccommoder son mariage avec Tatiana Ivanovna… Voilà. Maintenant vous savez tout et je vous prie de l’en instruire, puisque je ne peux même plus lui parler; on nous épie et surtout cette Pérépélitzina. Dites-lui qu’il ne s’inquiète pas de moi, que j’aime mieux manger du pain noir dans l’izba de mon père que de continuer ici à lui occasionner du tourment. Pauvre, je dois vivre en pauvre… Mais Dieu! quel vacarme! Que se passe-t-il encore? Tant pis; j’y vais de ce pas et coûte que coûte. Je vais tout leur cracher à la face et advienne que pourra! je le dois. Adieu!
Et elle s’enfuit. Je restai là, conscient du rôle ridicule que je venais de jouer et me demandant comment tout cela allait se terminer. Je plaignais la pauvre jeune fille et avait grand’peur pour mon oncle. Soudain Gavrilo surgit près de moi. Il tenait encore son cahier à la main.
– Votre oncle vous demande, dit-il d’un ton morne.
– Mon oncle m’appelle? où est-il?
– Dans la salle où l’on prend le thé, où vous étiez tantôt.
– Avec qui?
– Tout seul. Il vous attend.
– Moi?
– Il a envoyé chercher Foma Fomitch… Nos beaux jours sont passés! ajouta-t-il en poussant un profond soupir.
– Chercher Foma Fomitch? Hum! Et où est Madame?
– Elle est en syncope, dans son appartement. Elle est sans connaissance et elle pleure.
En causant ainsi, nous arrivâmes à la terrasse. Il faisait presque nuit. Mon oncle était en train d’arpenter à grands pas la salle où avait eu lieu mon engagement avec Foma Fomitch. Des bougies allumées étaient posées sur les tables. À ma vue, il s’élança vers moi et me pressa les mains avec force. Il était pâle et haletant; ses mains tremblaient et, par intervalles, un frémissement nerveux lui parcourait tout le corps.
IX VOTRE EXCELLENCE
– Mon ami, tout est fini; le sort en est jeté! murmura-t-il tragiquement.
– Mon oncle, ces cris que j’ai entendus?
– Oui, mon cher, des cris, toutes sortes de cris! Ma mère est en syncope et tout est sens dessus dessous. Mais j’ai pris une décision et je tiendrai bon. Je ne crains plus personne, Sérioja. Je veux leur faire voir que j’ai une volonté; je le leur prouverai! Je t’ai envoyé chercher pour m’y aider… Sérioja; j’ai le cœur brisé… mais je dois agir, je suis forcé d’agir avec une sévérité implacable. La vérité ne pardonne pas!
– Mais qu’arrive-t-il, mon bon oncle?
– Je me sépare de Foma, répondit mon oncle d’un ton résolu.
– Mon cher oncle! m’écriai-je avec transport. Vous ne pouviez rien faire de mieux. Et si peu que je puisse aider à ce que vous avez résolu, disposez de moi dans les siècles des siècles.
– Je te remercie, mon petit, je te remercie! Mais tout est déjà arrêté. J’attends Foma; on est allé le chercher. Lui ou moi! Nous devons nous séparer. De deux choses ou l’une, ou bien Foma quittera cette maison, ou bien je redeviens hussard. On me reprendra et l’on me donnera une brigade. À bas tout le système! Une vie nouvelle va commencer! Qu’est-ce que c’est que ce cahier de français? – cria-t-il à Gavrilo d’une voix furieuse. – Il n’en faut plus! Brûle-moi ça! piétine-le! déchire-le! c’est moi, ton maître qui te l’ordonne et qui te défends d’apprendre le français. Tu ne peux pas, tu n’oseras pas me désobéir, car c’est moi qui suis ton maître et non Foma Fomitch!
– Gloire à Dieu! marmotta Gavrilo.
De toute évidence, mon oncle ne plaisantait pas.
– Mon ami, reprit-il d’un ton pénétré, ils exigent l’impossible! Tu seras mon juge. Tu seras entre lui et moi comme un juge impartial. Tu ne pouvais t’imaginer ce qu’ils veulent de moi! C’est absolument inhumain et malhonnête… Je te dirai tout cela mais, auparavant…