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– Je sais déjà tout, mon cher oncle! interrompis-je, et je devine… Je viens de causer avec Nastassia Evgrafovna.

– Mon ami, pas un mot de cela à présent, pas un mot! interrompit-il à son tour, non sans précipitation et presque avec effroi. Plus tard, je te raconterai tout moi-même, mais, en attendant… Eh bien, où donc est Foma Fomitch? – cria-t-il à Vidopliassov qui entrait dans la salle.

Le laquais venait annoncer que Foma Fomitch «ne consentait pas à venir, qu’il considérait la sommation de mon oncle par trop brutale et qu’il en était offensé». Mon oncle frappa du pied en criant:

– Amène-le! amène-le ici de force! Traîne-le!

Vidopliassov, qui n’avait jamais vu son maître dans un tel transport de colère, se retira fort effrayé. J’étais stupéfait.

«Il faut qu’il se passe quelque chose de bien grave, me disais-je, pour qu’un homme de ce caractère en vienne à ce point d’irritation, et trouve la force de pareilles résolutions!»

Pendant quelques minutes, mon oncle se remit à arpenter la pièce. Il semblait en lutte avec lui-même.

– Ne déchire pas ton cahier, dit-il enfin à Gavrilo. Attends et reste ici. J’aurais peut-être besoin de toi. Puis, s’adressant à moi: – Mon ami, me dit-il, il me semble que je me suis un peu emballé. Toute chose doit être faite avec dignité, avec courage, mais sans cris, sans insultes. C’est cela! Dis-moi, Sérioja, ne trouverais-tu pas préférable de t’éloigner un moment? Cela t’est sans doute égal? Je te raconterai après tout ce qu’il se sera passé, hein? Qu’en penses-tu? Fais-le pour moi.

Je le regardai fixement et je dis:

– Vous avez peur, mon oncle! Vous avez des remords.

– Non, mon ami, je n’ai pas de remords! s’écria-t-il avec beaucoup de fougue. Je ne crains plus rien. Mes résolutions sont fermement prises. Tu ne sais pas, tu ne peux t’imaginer ce qu’ils viennent d’exiger de moi. Pouvais-je consentir? Non et je le leur prouverai. Je me suis révolté. Il fallait bien que le jour arrivât où je leur montrerais mon énergie. Mais, sais-tu, mon ami, je regrette de t’avoir fait demander. Il sera pénible à Foma de t’avoir pour témoin de son humiliation. Vois-tu, je voudrais le renvoyer d’une façon délicate, sans l’abaisser. Mais ce n’est qu’une manière de parler; j’aurai beau envelopper mes paroles les plus adoucies, il n’en sera pas moins humilié! Je suis brutal, sans éducation; je suis capable de lâcher quelque mot que je serai le premier à regretter. Il n’en demeure pas moins qu’il m’a fait beaucoup de bien… Va-t-en, mon ami… Voilà qu’on l’amène; on l’amène! Sérioja, sors, je t’en supplie… Je te raconterai tout. Sors, au nom du Christ!

Et mon oncle me conduisit vers la terrasse au moment même où Foma faisait son entrée. Je dois confesser que je ne m’en allai pas. Je décidai de rester où j’étais. Il y faisait noir et, par conséquent, on ne pouvait me voir. Je résolus d’écouter!

Je ne cherche pas à excuser mon action, mais je dis hautement que ce fut un exploit de martyr, quand je pense que je pus écouter des choses pareilles pendant toute une grande demi-heure sans perdre patience. J’étais placé de manière non seulement à fort bien voir, mais aussi à bien entendre.

À présent, imaginez-vous un Foma à qui l’on a ordonné de venir sous peine de voir employer la force en cas de refus.

– Sont-ce bien mes oreilles qui ont entendu une telle menace, colonel? larmoya-t-il en entrant. Est-ce bien votre ordre que l’on m’a transmis?

– Parfaitement, ce son tes oreilles, Foma; calme-toi, fit courageusement mon oncle. Assieds-toi et causons sérieusement en amis et en frères. Assieds-toi, Foma.

Foma Fomitch s’assit solennellement dans un fauteuil. Mon oncle se mit à arpenter la pièce à pas précipités et irréguliers, ne sachant évidemment par où commencer.

– Tout à fait en frères, répéta-t-il. Tu vas comprendre, Foma, tu n’es pas un enfant; je n’en suis pas un non plus; en un mot, nous sommes tous deux en âge… Hem! Vois-tu Foma, il y a sur certains points des malentendus entre nous… oui, sur certains points. Alors, ne vaudrait-il pas mieux se séparer? Je suis convaincu que tu es un noble cœur, que tu ne me veux que du bien et que c’est pour cela que tu… Mais assez de paroles superflues! Foma, je suis ton ami pour la vie et je te le jure sur tous les saints! Voici quinze mille roubles; c’est tout ce que je possède en numéraire; j’ai gratté les dernières miettes et je fais du tort aux miens. Prends-les sans crainte! Toi, tu ne me dois rien; je dois t’assurer la vie. Prends sans crainte! Toi, tu ne me dois rien, car jamais je ne pourrai te payer tout ce que tu as fait pour moi et que je reconnais parfaitement, quoique nous ne nous entendions pas en ce moment sur un point capital. Demain, après-demain, quand tu voudras, nous nous quitterons. Va dans notre petite ville, Foma, ce n’est qu’à dix verstes d’ici. Tu trouveras derrière l’église, dans la première ruelle, une très gentille maisonnette aux volets verts; elle appartient à la veuve d’un pope; on la dirait faite pour toi. Cette dame ne demandera pas mieux que de la vendre, et je l’achèterai pour t’en faire présent. Tu t’y installeras et tu seras tout près de nous; tu t’y consacreras à la littérature, aux sciences; tu acquerras la célébrité. Les fonctionnaires de la ville sont des gens nobles, affables, désintéressés; le pope est un savant. Tu viendras nous voir les jours de fête et ce sera une existence de paradis! Veux-tu?

Voilà donc comment il voulait chasser Foma! me dis-je. Il ne m’avait pas parlé d’argent.

Il se fit un long et profond silence. Dans son fauteuil, Foma semblait atterré et, immobile, il regardait mon oncle visiblement gêné par ce silence et ce regard.

– L’argent! murmura-t-il enfin d’une voix volontairement affaiblie. Où est-il cet argent? Donnez-le! Donnez-le vite!

– Le voici, Foma, dit mon oncle, ce sont les dernières miettes, quinze mille roubles, tout ce que j’avais. Voici!

– Gavrilo! Prends cet argent pour toi! fit Foma avec une grande douceur. Il pourra t’être utile, vieillard. Mais non! cria-t-il tout à coup en se levant précipitamment. Non! Donne-le, Gavrilo, donne-le! Donne-moi ces millions que je les piétine, que je les déchire, que je crache dessus, que je les éparpille, que je les souille, que je les déshonore!… On m’offre de l’argent, à moi! On achète ma désertion de cette maison! Est-ce bien moi qui entendis de pareilles choses! Est-ce bien moi qui encourus ce dernier opprobre? Les voici, les voici, vos millions! Regardez: les voici! les voici! les voici! Voilà comment agit Foma Opiskine, si vous ne le saviez pas encore, colonel!

Foma éparpilla la liasse à travers la chambre. Notez qu’il ne déchira aucun des billets, et qu’il ne les piétina pas plus qu’il ne cracha dessus, ainsi qu’il se vantait de le faire. Il se contenta de les froisser, non sans quelques précautions. Gavrilo se précipita pour ramasser l’argent qu’il remit à son maître après que Foma fut parti.

Cette conduite de Foma eut le don de stupéfier mon oncle. À son tour, il restait là, immobile, ahuri, la bouche ouverte, devant le parasite qui était retombé dans le fauteuil et haletait comme en proie à la plus indicible émotion.

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