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– Tu est un être sublime, Foma! s’écria enfin mon oncle revenu à lui. Tu es le plus noble des hommes.

– Je le sais, répondit Foma d’une voix faible, mais avec une extrême dignité.

– Foma, pardonne-moi! Je me suis conduit envers toi comme un lâche!

– Oui, comme un lâche! acquiesça Foma.

– Foma, ce n’est pas la noblesse de ton âme qui me surprend, poursuivit mon oncle charmé, ce qui m’étonne, c’est que j’aie pu être assez aveugle, assez brutal, assez lâche pour oser te proposer cet argent. Mais tu te trompes, Foma, je ne t’achetais pas; je ne te payais pas pour quitter la maison. Je voulais tout simplement t’assurer des ressources, afin que tu ne fusses pas dans le dénuement en me quittant. Je te le jure! Je suis prêt à te demander pardon à genoux, à genoux, Foma! Je vais m’agenouiller tout de suite à tes pieds… pour peu que tu le désires…

– Je n’ai pas besoin de vos génuflexions, colonel!

– Mais, mon Dieu, songe donc, Foma, que j’étais hors de moi, affolé!… Dis-moi comment je pourrai effacer cette insulte? Allons, dis-le moi?

– Il ne me faut rien, colonel! Et soyez sûr que, dès demain, je secouerai la poussière de mes chaussures sur le seuil de cette maison.

Il fit un mouvement pour se lever. Mon oncle, effrayé, se précipita et le fit asseoir de force.

– Non, Foma, tu ne t’en iras pas, je te l’assure! criait-il. Ne parle plus de poussière, ni de chaussures, Foma! Tu ne t’en iras pas ou bien je te suivrai jusqu’au bout du monde jusqu’à ce que tu m’aies pardonné. Je jure, Foma, que je le ferai!

– Vous pardonner? Vous êtes donc coupable? dit Foma. Mais comprenez-vous votre faute? Comprenez-vous que vous étiez déjà coupable de m’avoir donné votre pain? Comprenez-vous que, de ce moment, vous avez empoisonné toutes les bouchées que j’ai pu manger chez vous? Vous venez de me reprocher chacune de ces bouchées; vous venez de me faire sentir que j’ai vécu dans votre maison en esclave, en laquais, que j’étais au-dessous des semelles de vos chaussures vernies! Moi qui, dans la candeur de mon âme, me figurais être là comme votre ami, comme votre frère! N’est-ce pas vous, vous-même qui m’aviez fait croire à cette fraternité? Ainsi, vous tissiez dans l’ombre cette toile où je me suis laissé prendre comme un sot? Vous creusiez ténébreusement cette fosse dans laquelle vous venez de me pousser! Pourquoi, depuis si longtemps, ne m’avez-vous pas assommé du manche de votre bêche? Pourquoi, dès le commencement, ne m’avez-vous pas tordu le cou comme à un poulet qui… qui ne peut pondre des œufs! Oui, c’est bien cela! Je tiens à cette comparaison, colonel, quoi qu’elle soit empruntée à la vie des campagnes et qu’elle rappelle la plus triviale littérature; j’y tiens parce qu’elle prouve l’absurdité de vos accusations; je suis juste aussi coupable envers vous que ce poulet qui a mécontenté son maître en ne pouvant lui donner d’œufs! De grâce, colonel, est-ce ainsi que l’on paie un ami, un frère? Et pourquoi voulez-vous m’acheter? pourquoi? «Tiens, mon frère bien-aimé, je suis ton débiteur, tu m’as sauvé la vie: prends donc ces deniers de Judas, mais disparais de ma vue!» Que c’est simple! Quelle brutalité! Vous vous figuriez que je convoitais votre or, tandis que je ne nourrissais que des pensées séraphiques pour l’édification de votre bonheur! Oh! vous m’avez brisé le cœur! Vous vous êtes joué de mes sentiments les plus purs, comme un enfant de son hochet! Il y avait longtemps, colonel, que je prévoyais cette avanie et voilà pourquoi il y a longtemps que m’étranglent votre pain et votre sel! Voilà pourquoi m’écrasaient vos moelleux édredons. Voilà pourquoi vos sucreries m’étaient plus brûlantes que le poivre de Cayenne! Non, colonel, soyez heureux tout seul et laissez Foma suivre, sac au dos, son douloureux calvaire. Ma décision est irrévocable, colonel!

– Non, Foma, non! Il n’en sera pas ainsi! Il n’en peut être ainsi, gémit mon oncle écrasé.

– Il en sera ainsi, colonel, et cela doit être ainsi! Je vous quitte dès demain. Répandez vos millions; parsemez-en toute ma route jusqu’à Moscou; je les foulerai aux pieds avec un fier mépris. Ce pied que vous voyez, colonel, piétinera, écrasera, souillera vos billets de banque et Foma Fomitch se nourrira exclusivement de la noblesse de son âme. La preuve est faite; j’ai dit: adieu, colonel! Adieu, colonel!

Il fit derechef un mouvement pour se lever.

– Pardon, Foma, pardon! Oublie! dit encore mon oncle d’un ton suppliant.

– Pardon? Qu’avez-vous besoin de mon pardon? Admettons que je vous pardonne; je suis chrétien et ne puis pas ne pas pardonner; j’ai déjà presque pardonné! Mais décidez vous-même; cela aurait-il le sens commun? serait-il digne de moi de rester, ne fût-ce qu’un moment dans cette maison dont vous m’avez chassé?

– Mais je t’assure, Foma, que cela n’aurait rien que de convenable!

– Convenable? Sommes-nous donc des pairs? Est-ce que vous ne comprenez pas que je viens de vous écraser de ma générosité et que votre misérable conduite vous a réduit à rien? Vous êtes à terre et moi, je plane. Où donc est alors la parité? L’amitié est-elle possible hors de l’égalité? C’est en sanglotant que je le dis et non en triomphant, comme vous le pensez, peut-être.

– Mais je pleure aussi Foma; je te le jure!

– Voilà donc cet homme, reprit Foma, pour lequel j’ai passé tant de nuits blanches! Que de fois, en mes insomnies, je me levais, me disant: «À cette heure, il dort tranquillement, confiant en ta vigilance. À toi de veiller pour lui, Foma; peut-être trouveras-tu les moyens du bonheur de cet homme!» Voilà ce que pensait Foma pendant ses insomnies, colonel! Et nous avons vu de quelle façon le colonel l’en remercie! Mais finissons-en…

– Mais je saurai mériter de nouveau ton amitié, Foma, je te le jure!

– Vous mériteriez mon amitié? Et quelle garantie m’offrez-vous? En chrétien que je suis, je vous pardonnerai et j’irai même jusqu’à vous aimer; mais, homme de cœur, pourrai-je contenir mon mépris? La morale m’interdit d’agir autrement, car, je vous le répète, vous vous êtes déshonoré tandis que je me conduisais avec noblesse. Montrez-moi celui des vôtres qui serait capable d’un acte pareil? Qui d’entre eux refuserait cette grosse somme qu’a pourtant repoussée le misérable Foma, ce Foma honni, par simple penchant à la grandeur d’âme? Non, colonel, pour vous égaler à moi, il vous faudrait désormais une longue suite d’exploits. Mais de quel exploit peut-être capable celui qui ne peut me dire vous, comme à son égal, qui me tutoie, comme un domestique?

– Mais, Foma, je ne te tutoyais que par amitié! Je ne savais pas que cela te fût désagréable… Mon Dieu, si j’avais pu le savoir!

– Vous, continua-t-il, qui n’avez pu, ou plutôt qui n’avez pas voulu consentir à une de mes plus insignifiantes demandes, à l’une des plus futiles, alors que je vous priais de me dire: «Votre Excellence!»

– Mais, Foma, c’était un véritable attentat à la hiérarchie…

– C’est une phrase que vous avez apprise par cœur et que vous répétez comme un perroquet. Vous ne comprenez donc pas que vous m’avez humilié, que vous m’avez fait affront par ce refus de m’appeler Excellence! Vous m’avez déshonoré pour n’avoir pas compris mes raisons; vous m’avez rendu ridicule comme un vieillard à lubies que guette l’asile des aliénés. Est-ce que je ne sais pas moi-même qu’il eût été ridicule pour moi d’être appelé Votre Excellence, moi qui méprise tous ces grades, toutes ces grandeurs terrestres sans valeur intrinsèque si elles ne s’accompagnent pas de vertu? Pour un million, je n’accepterai pas le grade de général sans vertu. Cependant, vous m’avez pris pour un dément quand c’était à votre bien que je sacrifiais mon amour-propre en permettant que vous et vos savants, vous pussiez me regarder comme fou! Ce n’était que pour éclairer votre raison, pour développer votre moralité, pour vous inonder des rayons des lumières nouvelles, que j’exigeais de vous le titre de général. Je voulais justement arriver à vous convaincre que les généraux ne sont pas forcément les plus grands astres du monde; je voulais vous prouver qu’un titre n’est rien sans une grande âme, qu’il n’y avait pas tant à se réjouir de la visite de ce général, alors qu’il se trouvait peut-être tout près de vous de véritables foyers de vertu. Mais vous étiez tellement gonflé de votre titre de colonel qu’il vous paraissait dur de me traiter en général. Voilà où il faut chercher les causes de votre refus et non dans je ne sais quel attentat à la hiérarchie. Tout cela vient de ce que vous êtes colonel et que je ne suis que Foma!

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