– J’ai peu fréquenté le monde, répondis-je avec une extraordinaire animation, mais je crois que cela n’a pas grande importance. J’habitais un si petit logement! mais cela ne fait rien, je vous assure; je m’y accoutumerai. Jusqu’à présent, je suis resté chez moi…
– Il s’occupait de sciences! interrompit mon oncle en se redressant.
– Ah! mon oncle, toujours vos sciences! Imaginez-vous, continuai-je délibérément avec le même sourire aimable à l’adresse de Mme Obnoskine, imaginez-vous que mon cher oncle est à ce point dévoué aux sciences qu’il a déniché en chemin un miraculeux adepte de la philosophie pratique, un certain Korovkine et, après tant d’années de séparation, son premier mot fut pour m’annoncer l’arrivée prochaine, et attendue avec une impatience presque convulsive, de ce phénomène… Amour de la science!…
Et je me mis à rire, croyant déchaîner un rire général en hommage à mon esprit.
– Qui ça? De qui parle-t-il? s’informa la générale auprès de Mlle Pérépélitzina.
– Yégor Ilitch a invité des savants; il se fait voiturer au long des chemins pour en récolter! répondit la demoiselle en se délectant.
Mon oncle fut complètement déconcerté. Il me jeta un regard de reproche et s’écria:
– Ah! mais j’avais tout à fait oublié! J’attends en effet Korovkine. C’est un savant, un homme qui marquera dans le siècle…
Il s’arrêta, la parole lui manquait. Ma grand’mère agita la main, et cette fois, elle parvint à atteindre une tasse qui chut par terre et se brisa. L’émotion fut générale.
– C’est toujours comme ça quand elle se met en colère; elle jette quelque chose par terre, me chuchota mon oncle tout confus. Mais il faut pour ça qu’elle soit fâchée. Ne fais pas attention; regarde de l’autre côté… Pourquoi as-tu parlé de Korovkine?
Je regardais déjà de l’autre côté; je rencontrai même le regard de l’institutrice et il me parut bien exprimer un reproche et peut-être du mépris; l’indignation lui empourpra les joues et je devinai n’avoir pas précisément gagné ses bonnes grâces dans mon lâche désir de rejeter sur mon oncle une part du ridicule qui m’écrasait.
– Parlons encore de Pétersbourg, reprit Anfissa Pétrovna, une fois calmée l’émotion qu’avait soulevée le bris de la tasse. Avec quelles délices je me rappelle notre vie en cette ravissante capitale! Alors nous fréquentions intimement le général Polovitzine, tu te souviens, Paul? Ah! quelle délicieuse personne était la générale! Quelles manières aristocratiques! Quel beau monde! Dites: vous l’avez probablement rencontrée… J’avoue que je vous attendais avec impatience; j’espérais avoir tant de nouvelles de nos amis Pétersbourgeois!
– Je regrette infiniment, Madame, de ne pouvoir vous satisfaire… Excusez-moi, mais je viens de vous le dire: j’ai peu fréquenté la société de Pétersbourg. J’ignore le général Polovitzine, n’en ayant même jamais entendu parler, répondis-je impatiemment, car mon amabilité s’était muée soudain en une assez méchante humeur.
– Il étudiait la minéralogie! fit avec orgueil l’incorrigible Yégor Ilitch. La minéralogie, n’est-ce pas, est l’étude des différentes pierres?
– Oui, mon oncle, des pierres…
– Hum! Il existe beaucoup de sciences qui sont toutes fort utiles! Pour te dire la vérité, je ne savais pas ce que c’était que la minéralogie. Lorsqu’on parle de sciences, je me contente d’écouter, car je n’y comprends rien, je le confesse.
– C’est là une confession des plus sincères! ricana Obnoskine.
– Petit père!… s’écria Sachenka avec un coup d’œil de réprobation.
– Quoi donc, mignonne! Ah! mon Dieu, mais je vous interromps tout le temps, Anfissa Pétrovna! – dit-il pour s’excuser, sans comprendre ce qu’entendait Sachenka. – Pardonnez-moi, au nom du Christ!
– Oh! ce n’est rien! répondit la dame avec un aigre sourire. J’avais dit à votre neveu tout ce que j’avais à lui dire. Mais, pour conclure, monsieur Serge, vous devriez bien vous corriger. Je ne doute pas que les sciences, les arts… la sculpture, par exemple… que toutes ces hautes spéculations aient le plus puissant attrait, mais elles ne sauraient remplacer les femmes!… Ce sont les femmes, jeune homme, qui forment les hommes et l’on ne peut se passer d’elles; c’est impossible, im-pos-si-ble, jeune homme!
– Impossible! Impossible! cria de nouveau la voix aiguë de Tatiana Ivanovna. Écoutez! reprit-elle toute rougissante, avec un débit précipité de gamine, écoutez: je voudrais vous demander…
– À vos ordres! répondis-je en la regardant attentivement.
– Je voulais vous demander si vous êtes venu pour longtemps!
– Vraiment, je ne sais pas trop; ça dépendra des affaires…
– Des affaires? Quelles affaires peut-il y avoir? Oh! le fou!
Écarlate, elle se cacha derrière son éventail et se pencha à l’oreille de l’institutrice. Puis elle éclata de rire en battant des mains.
– Attendez! attendez! s’écria-t-elle, laissant là sa confidente pour s’adresser précipitamment à moi, comme si elle eût craint que je m’en allasse. Savez-vous ce que je veux vous dire? Vous ressemblez tant, tant à un jeune homme, à un cha-ar-mant jeune homme!…Sachenka, Nastenka, vous vous rappelez? Il ressemble extraordinairement à cet autre fou: te rappelles-tu Sachenka? Nous le rencontrâmes pendant une promenade en voiture; il était à cheval avec un gilet blanc…Et comme il me lorgnait, le monstre! Vous vous souvenez? Je me couvris le visage de mon voile, mais ne pus me tenir de me pencher à la portière en lui criant: «Quel effronté!» puis, je jetai mon bouquet sur la route… Vous vous souvenez, Nastenka?
Et, toute émue, cette demoiselle par trop éprise des jeunes gens se cacha le visage dans ses mains. Bondissant ensuite de sa place, elle courut à une fenêtre, cueillit une rose qu’elle jeta près de moi et se sauva dans sa chambre. Il s’ensuivit encore une certaine confusion, mais la générale resta parfaitement calme. Anfissa Pétrovna ne semblait pas autrement surprise, mais, soudain préoccupée, elle jeta sur son fils un regard anxieux. Les demoiselles rougirent: quant à Paul Obnoskine, il se leva d’un air vexé et s’en fut à la fenêtre.
Cependant, mon oncle me faisait des signes, mais, à ce moment, un nouveau personnage apparut au milieu de l’attention générale.
– Ah! voici Evgraf Larionitch! s’écria mon oncle franchement heureux. Vous venez de la ville?
«Sont-ils drôles tous tant qu’ils sont! On les dirait choisis et rassemblés à plaisir!» pensai-je en oubliant que j’étais un des échantillons de la collection.