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– Il parle de monument, mes aïeux! fit Éjévikine en claquant des mains.

– Oh! ne m’érigez pas de monuments! gémissait Foma. Je n’ai que faire de vos monuments! Je ne convoite de monument que celui que vous pourriez m’ériger dans vos cœurs!

– Foma! interrompit mon oncle, en voilà assez; calme-toi! Il ne s’agit pas de monuments. Écoute-moi… Vois-tu, Foma, je comprends que, tantôt, tu pouvais brûler d’une noble flamme en me faisant des reproches. Mais tu avais dépassé la limite qu’eût dû te montrer ta vertu; Foma, tu t’es trompé, je te le jure!

– Non, mais finirez-vous? piaula de nouveau la Pérépélitzina. Voulez-vous donc profiter que ce pauvre homme est entre vos mains pour le tuer?

La générale et toute sa suite s’émurent et toutes ces mains gesticulèrent pour imposer silence à mon oncle.

– Taisez-vous vous-même, Anna Nilovna, je sais ce que je dis! répondit mon oncle avec fermeté. Cette affaire est sacrée; il s’agit d’honneur et de justice! Foma, tu es un homme raisonnable; tu dois immédiatement demander pardon à la noble fille que tu as injustement outragée.

– Que dites-vous? Quelle jeune fille ai-je outragée? s’informa Foma en promenant ses regards étonnés sur l’assistance, comme s’il eût perdu tout souvenir de ce qui s’était passé et ne comprit plus de quoi il s’agissait.

– Oui, Foma, et, si tu reconnais volontairement ta faute, je te jure que je me prosternerai à tes pieds et que…

– Qui donc ai-je outragé? hurlait Foma. Quelle demoiselle? Où est-elle, cette jeune fille? Rappelez-moi donc quelques particularités sur elle…

En ce moment, troublée et pleine de peur, Nastenka s’approcha de mon oncle et le tira par la manche.

– Non, Yégor Ilitch, laissez-le; je n’ai pas besoin d’excuses. À quoi bon tout cela? dit-elle d’une voix suppliante. Laissez donc!

– Ah! je me rappelle, à présent! s’écria Foma. Mon Dieu! je me rappelle! Oh! aidez-moi, à me ressouvenir! Dites: est-ce donc vrai que l’on m’a chassé d’ici comme un chien galeux? Est-ce vrai que la foudre m’a frappé? Est-ce vrai que l’on m’a jeté du haut de ce perron? Est-ce vrai? Est-ce vrai?

Les sanglots et les gémissements de ces dames lui répondirent éloquemment.

– Oui, oui; je me souviens qu’après ce coup de foudre, après ma chute, je revins en courant vers cette maison pour y remplir mon devoir et disparaître à jamais. Soulevez-moi; si faible que je sois, je dois accomplir mon devoir.

On le souleva. Il prit une pose d’orateur et, tendant les mains.

– Colonel! clama-t-il, me voici de nouveau en pleine possession de moi-même. La foudre n’a pas oblitéré mes facultés intellectuelles. Je ne ressens plus qu’une surdité dans l’oreille droite, résultat probable de ma chute sur le perron… Mais qu’importe? qu’importe l’oreille droite de Foma?

Il sut communiquer à ces derniers mots tant d’ironie amère et les accompagner d’un sourire si triste que les gémissements des dames reprirent de plus belle. Toutes, elles attachaient sur mon oncle des regards de reproche et de haine. Mizintchikov cracha et s’en fut vers la fenêtre. Bakhtchéiev me poussa furieusement le coude; il avait peine à tenir en place.

– À présent, écoutez tous ma confession! gémit Foma, parcourant l’assistance d’un regard fier et résolu et vous, Yégor Ilitch, décidez du sort du malheureux Opiskine! Depuis longtemps, je vous observais; je vous observais, l’angoisse au cœur et je voyais tout, tout! alors que vous ne pouviez encore vous douter que je vous observais. Colonel, je me trompais peut-être, mais je connaissais et votre égoïsme, et votre orgueil sans limites, et votre luxure phénoménale. Et qui donc pourrait m’accuser si j’ai tremblé pour l’honneur de la plus innocente créature?

– Foma! Foma!… n’en dis pas trop, Foma! s’écria mon oncle en surveillant avec inquiétude l’expression douloureuse qui envahissait le visage de Nastia.

– Ce n’était pas tant l’innocence et la confiance de cette personne qui me troublaient que son inexpérience, continua Foma, sans paraître avoir entendu l’avertissement de mon oncle. Je voyais qu’un tendre sentiment était en train d’éclore dans son cœur, comme une rose au printemps et je me remémorais involontairement cette pensée de Pétrarque que «l’innocence est souvent à un cheveu de la perdition». Je soupirais; je gémissais et, pour cette jeune fille plus pure qu’une perle, j’aurais volontiers donné tout mon sang. Mais qui eût pu répondre de vous, Yégor Ilitch? Connaissant l’impétuosité de vos passions, sachant que vous seriez prêt à tout sacrifier à leur satisfaction d’un moment, je me sentais plongé dans un abîme d’épouvante et de crainte sur le sort de la plus honnête jeune fille…

– Foma, comment as-tu pensé des choses pareilles? s’écria mon oncle.

– Je vous observais la mort dans l’âme. Si vous voulez savoir à quel point j’ai souffert, interrogez Shakespeare; il vous répondra dans son Hamlet; il vous dira l’état de mon âme. J’étais devenu méfiant et farouche. Dans mon inquiétude, dans mon indignation, je voyais tout au pire. Voilà pourquoi vous avez pu remarquer mon désir de la faire quitter cette maison: je voulais la sauver. Voilà pourquoi, tous ces derniers temps, vous me voyiez nerveux et courroucé contre tout le genre humain. Oh! qui me réconciliera désormais avec l’humanité? Je comprends que je fus peut-être exigeant et injuste envers vos hôtes, envers votre neveu, envers M. Bakhtchéiev, en exigeant de lui une connaissance approfondie de l’astronomie. Mais qui ne me pardonnerait en considération de ce que souffrait alors mon âme? Je cite encore Shakespeare et je dis que je me représentais alors l’avenir comme un abîme insondable au fond duquel était tapi un crocodile. Je sentais que mon devoir était de prévenir ce malheur, que je n’avais pas d’autre raison de vivre. Mais quoi? Vous ne comprîtes pas ces nobles mouvements de mon âme, et vous ne me payâtes que d’ingratitudes, de railleries, d’humiliations…

– Foma! s’il en est ainsi, je comprends bien des choses! s’écria mon oncle en proie à une extrême émotion.

– Du moment que vous comprenez si bien, colonel, daignez donc m’écouter sans m’interrompre. Je continue. Conséquemment, toute ma faute consistait en mon souci du bonheur et du sort à venir de cette enfant, car, auprès de vous, c’est une enfant. Mon extrême amour de l’humanité avait fait de moi un démon de colère et de vengeance. Je me sentais prêt à me jeter sur les hommes pour les tourmenter. Et savez-vous, Yégor Ilitch, comme par un fait exprès, chacun de vos actes ne faisait que me confirmer en mes soupçons. Savez-vous qu’hier, lorsque vous vouliez me combler de votre or pour acheter ma désertion, je me disais: «C’est sa conscience qu’il éloigne en ma personne, pour faciliter la perpétration de son crime!»

– Foma! Foma! Ainsi, c’était là ce que tu pensais hier? s’écria mon oncle terrifié. Mon Dieu! et moi qui ne soupçonnais rien!

– Le ciel lui-même m’avait inspiré ces craintes, poursuivit Foma. Alors, dites vous-même ce que je pus penser quand l’aveugle hasard m’eut amené vers ce banc fatal; dites ce que je pus penser à ce moment! – oh! mon Dieu! – en voyant de mes propres yeux tous mes soupçons réalisés d’une si éclatante manière? Mais il me restait encore un espoir, un faible espoir, il est vrai, mais quand même un espoir, et voici que vous le détruisez vous-même par cette lettre où vous me déclarez votre intention de vous marier et me suppliez de ne pas divulguer ce que j’ai vu… «Mais, pensai-je, pourquoi m’écrit-il seulement alors que je l’ai surpris, quand il aurait si bien pu le faire avant? Pourquoi n’est-il pas accouru vers moi, heureux et beau, car l’amour embellit le visage? pourquoi ne s’est-il pas jeté dans mes bras? pourquoi n’est-il pas venu pleurer sur ma poitrine les larmes de son immense bonheur? pourquoi ne m’a-t-il pas tout raconté, tout?» Suis-je donc le crocodile qui vous aurait dévoré au lieu de vous donner un bon conseil? Suis-je donc un répugnant cancrelat qui vous eût mordu au lieu d’aider à votre bonheur? Je ne pus que me poser cette question: «Suis-je son ami ou le plus dégoûtant des insectes?» Et je pensais: «Pourquoi, enfin, a-t-il fait venir son neveu de la capitale dans le but prétendu d’en faire l’époux de cette jeune fille, sinon pour nous tromper tous, y compris ce neveu trop léger, et poursuivre en secret son criminel projet?» Non, colonel, si quelqu’un a ancré en moi la conviction que votre amour était coupable, c’est vous, vous seul! Ce n’est pas tout: vous êtes également coupable à l’égard de cette jeune fille que vous avez exposée à la calomnie, aux plus déshonorant soupçons, elle, pure et sage, par votre égoïsme méfiant et maladroit.

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