La tête basse, mon oncle se taisait. L’éloquence de Foma avait évidemment éteint toutes ses velléités de défense et il se reconnaissait pleinement coupable. La générale et sa cour écoutaient Foma dans un silence dévot et la Pérépélitzina contemplait la pauvre Nastenka avec un air de triomphe fielleux.
– Surpris, énervé, abattu, continua Foma, je m’étais enfermé chez moi pour prier Dieu de m’inspirer des pensées judicieuses. Je finis par me décider à vous éprouver publiquement pour la dernière fois. Peut-être y ai-je apporté trop d’ardeur; peut-être me suis-je par trop abandonné à mon indignation; mais, en récompense des plus nobles intentions, vous m’avez jeté par la fenêtre. Et, tout en tombant, je me disais: «Voici comme on récompense la vertu!» Puis je me brisai sur le sol et je ne me souviens plus de ce qu’il arriva par la suite.
À ce tragique souvenir, des cris perçants et des sanglots interrompirent Foma. Armée de la bouteille de malaga qu’elle venait d’arracher aux mains de Prascovia Ilinichna, la générale voulut courir à lui, mais Foma écarta majestueusement du même coup et le malaga et la générale.
– Silence! s’écria-t-il, il faut que je termine. Je ne sais ce qu’il m’arriva après ma chute. Ce que je sais, c’est que je suis trempé, sous le coup de la fièvre et uniquement préoccupé d’arranger votre bonheur. Colonel! d’après différents indices sur lesquels je ne m’étendrai pas pour le moment me voici enfin convaincu que votre amour est pur et élevé, s’il est aussi très méfiant. Battu, humilié, soupçonné d’outrage à une jeune fille pour l’honneur de laquelle je suis prêt, tel un chevalier du moyen âge, à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang, je me décide à vous montrer comment Foma Fomitch Opiskine venge les insultes qu’on lui fait. Tendez-moi votre main, colonel!
– Avec plaisir, Foma! exclama mon oncle. Et, comme tu viens de t’expliquer favorablement à l’honneur de la plus noble personne… alors… certainement… je suis heureux de te tendre la main et de te faire part de mes regrets…
Et mon oncle lui tendit chaleureusement la main sans se douter de ce qu’il allait advenir de tout cela.
– Donnez aussi votre main, continua Foma d’une voix faible, écartant la foule de dames qui l’entourait et s’adressant à Nastenka, qui se troubla et leva sur lui un regard timide. Continuant à tenir la main de mon oncle dans les siennes, il reprit: – Approchez-vous, approchez-vous, ma chère enfant, cela est indispensable pour votre bonheur.
– Qu’est-ce qu’il médite? fit Mizintchikov.
Peureuse et tremblante, Nastia s’approcha lentement et tendit à Foma sa petite main. Foma la prit et la mit dans celle de mon oncle.
– Je vous unis et je vous bénis! prononça-t-il d’un ton solennel; si la bénédiction d’un martyr frappé par le malheur vous peut être de quelque utilité. Voilà comment se venge Foma Fomitch Opiskine! Hourra!
La surprise générale fut immense. Ce dénouement tant inattendu laissait les spectateurs abasourdis. La générale était bouche bée avec sa bouteille de malaga dans les mains, Pérépélitzina pâlit et se prit à trembler de rage. Les dames pique-assiettes frappèrent des mains, puis restèrent comme figées sur place. Frémissant de la tête aux pieds, mon oncle voulut dire quelque chose mais ne put. Nastia avait pâli affreusement en murmurant d’une voix faible que «cela ne se pouvait pas…» Mais il était trop tard. Il faut rendre cette justice à Bakhtchéiev que, le premier, il répondit au hourra de Foma. Puis ce fut moi. Puis, de toute la force de sa voix argentine, ce fut Sachenka qui s’élança vers son père pour l’embrasser, puis Ilucha, puis Éjévikine et le dernier de tous, Mizintchikov.
– Hourra! répéta Foma, hourra! Et maintenant, enfants de mon cœur, à genoux devant la plus tendre des mères. Demandez-lui sa bénédiction et, s’il le faut, je vais m’agenouiller avec vous.
N’ayant pas encore eu le temps de se regarder et ne comprenant pas encore bien ce qui leur arrivait, mon oncle et Nastia tombèrent à genoux devant la générale et tout le monde se groupa autour d’eux, tandis que la vieille dame restait indécise, ne sachant que faire. Ce fut encore Foma qui dénoua la situation en se prosternant, lui aussi, devant sa bienfaitrice, dont il résolut ainsi l’indécision. Fondant en larmes, elle donna son consentement. Mon oncle se releva et serra Foma dans ses bras.
– Foma! Foma! fit-il. Mais sa voix s’étrangla et il ne put continuer.
– Du champagne! hurla Stépane Alexiévitch. Hourra!
– Non, pas de champagne! protesta Pérépélitzina qui avait eu le temps de se remettre et de calculer la valeur de chaque circonstance et de toutes ses suites, mais allumons un cierge, faisons une prière devant l’icône avec laquelle on les bénira comme il se fait chez les gens pieux.
On s’empressa d’obtempérer à cette sage objurgation. Stépane Alexiévitch monta sur une chaise pour placer le cierge devant la sainte image, mais la chaise craqua et il n’eut que le temps de sauter à terre où il se reçut fort bien sur ses pieds et, de la meilleure grâce du monde, il céda avec déférence la place à la mince Pérépélitzina qui alluma le cierge.
La religieuse et les dames pique-assiettes commencèrent à se signer pendant qu’on décrochait l’image du Sauveur et qu’on l’apportait à la générale. Mon oncle et Nastia se mirent de nouveau à genoux et la cérémonie eut son cours sous la haute direction de la Pérépélitzina: «Saluez votre mère jusqu’à terre! Baisez l’icône! Baisez la main de votre mère!» Après les fiancés, M. Bakhtchéiev crut devoir baiser successivement l’icône et la main de la générale, il était fou de joie.
– Hourra! cria-t-il. À présent, il faut du champagne!
Tout le monde était ravi, du reste. La générale pleurait, mais c’étaient des larmes de bonheur, l’union bénie par Foma devenant immédiatement pour elle et convenable et sacrée. Elle comprenait surtout que Foma avait su se distinguer de telle sorte qu’elle était désormais sûre de le conserver auprès d’elle à jamais.
Mon oncle se mettait par instant à genoux devant sa mère pour lui baiser les mains, puis il se précipitait pour m’embrasser, puis Bakhtchéiev, Mizintchikov, Éjévikine. Il faillit étouffer Ilucha dans ses bras. Sacha embrassait Nastenka et Prascovia Ilinitchna versait un déluge de larmes, ce qu’ayant remarqué, M. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main. Pénétré d’attendrissement le vieil Éjévikine pleurait dans un coin en s’essuyant les yeux d’un mouchoir malpropre. Dans un autre coin, Gavrilo pleurnichait aussi en dévorant Foma d’un regard admiratif, tandis que Falaléi sanglotait à haute voix et, s’approchant de chacun des assistants, lui baisait dévotement la main. Tous étaient accablés sous le poids d’une ivresse sentimentale. On se disait que le fait était accompli et irrévocable et que tout cela était l’ouvrage de Foma Fomitch.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on vit apparaître Tatiana Ivanovna. Quel instinct, quel flair l’avertit aussi rapidement, au fond de sa chambre, de ces événements d’amour et de mariage? Elle entra, légère, le visage rayonnant et les yeux mouillés de larmes joyeuses, vêtue d’une ravissante toilette (elle avait eu le temps d’en changer!) et se précipita pour embrasser Nastenka.