– Mon Dieu! elle a dit cela!… Après, mon oncle, après?
– Tout à coup, je vois Foma devant nous! D’où venait-il? S’était-il caché derrière un buisson pour paraître au bon moment?
– Le lâche!
– Le cœur me manqua. Nastenka prit la fuite et Foma Fomitch passa près de moi en silence et me menaçant du doigt. Comprends-tu, Serge, comprends-tu le scandale que cela va faire demain?
– Si je le comprends!
– Tu le comprends! s’écria mon oncle au désespoir, en se levant de sa chaise. Tu le comprends, qu’ils veulent la perdre, la déshonorer, la vouer au mépris; ils ne cherchaient qu’un prétexte pour la noter faussement d’infamie et pouvoir la chasser. Le prétexte est trouvé. On a dit qu’elle avait avec moi de honteuses relations; on a dit aussi qu’elle en avait avec Vidopliassov! C’est Anna Nilovna qui a lancé ces bruits. Qu’arrivera-t-il à présent? Que se passera-t-il demain? Est-il possible que Foma parle?
– Il parlera, mon oncle, sans aucun doute!
– Mais s’il parle, s’il parle seulement!… murmura-t-il, se mordant les lèvres et serrant les poings… Mais non; je ne puis le croire. Il ne dira rien; c’est un cœur vraiment généreux; il aura pitié d’elle…
– Qu’il ait pitié d’elle ou non, répondis-je résolument, votre devoir est, en tout cas, de demander demain même la main de Nastassia Evgrafovna. – Et comme il me regardait, immobile, je repris: – Comprenez, mon oncle, que si cette aventure s’ébruite, la jeune fille est déshonorée. Il vous faut donc prévenir le mal au plus vite. Vous devez regarder les gens en face, hardiment et fièrement, faire votre demande sans tergiverser, vous moquer de ce qu’ils pourront dire et écraser ce Foma, s’il a l’audace de souffler mot contre elle.
– Mon ami! s’écria mon oncle, j’y avais déjà pensé en venant ici.
– Et qu’aviez-vous résolu?
– Cela même! Ma décision était prise avant que j’eusse commencé mon récit.
– Bravo, mon oncle! et je me jetai à son cou.
Nous causâmes longtemps. Je lui exposai la nécessité, l’obligation absolue où il était d’épouser Nastenka et qu’il comprenait d’ailleurs mieux que moi. Mon éloquence touchait au paroxysme. J’étais bien heureux pour mon oncle. Quel bonheur que le devoir le poussât! Sans cela, je ne sais s’il eût jamais pu s’éveiller. Mais il était l’esclave du devoir. Cependant, je ne voyais pas comment l’affaire pourrait bien s’arranger. Je savais, je croyais aveuglément que mon oncle ne faillirait jamais à ce qu’il aurait reconnu être son devoir, mais je me demandais où il prendrait la force de lutter contre sa famille. Aussi m’efforçais-je de le pousser le plus possible, et je travaillais à le diriger de toute ma juvénile ardeur.
– D’autant plus… d’autant plus, disais-je, que, maintenant, tout est décidé, et que vos derniers doutes sont dissipés. Ce que vous n’attendiez pas s’est produit, mais tout le monde avait remarqué depuis longtemps que Nastassia vous aime. Permettriez-vous donc que cet amour si pur devint pour elle une source de honte et de déshonneur?
– Jamais! Mais, mon ami, un pareil bonheur m’est-il donc réservé? cria-t-il en se jetant à mon cou. Pourquoi m’aime-t-elle, pour quel motif? Cependant, il n’y a en moi rien qui… Je suis vieux en comparaison d’elle… Je ne pouvais m’attendre… Cher ange! cher ange!… Écoute, Serge, tu me demandais tout à l’heure, si j’étais amoureux d’elle. Est-ce que tu avais quelque arrière-pensée?
– Mon oncle, je voyais que vous l’aimiez autant qu’il est possible d’aimer; vous l’aimiez sans le savoir vous-même. Songez donc: vous me faites venir et vous voulez me marier avec elle, dans l’unique but de l’avoir pour nièce et sans cesse près de vous.
– Et toi, Serge, me pardonnes-tu?
– Oh! mon oncle!
Nous nous embrassâmes encore. J’insistai:
– Faites bien attention, mon oncle, qu’ils sont tous contre vous, qu’il faut vous armer de courage et foncer sur eux tous, pas plus tard que demain!
– Oui… oui, demain! répéta-t-il tout pensif. Sais-tu, il faut faire cela avec courage, avec une vraie générosité, avec fermeté, oui, avec fermeté.
– Ne vous intimidez pas, mon oncle!
– Je ne m’intimiderai pas, Serge. Mais voilà, je ne sais par où commencer!
– N’y songez pas. Demain décidera de tout. Pour aujourd’hui, appliquez-vous à reprendre votre calme. Inutile de réfléchir; cela ne vous soulagera pas. Si Foma parle, il faut le chasser sur-le-champ et l’anéantir.
– Il serait peut-être possible de ne pas le chasser. Mon ami, voilà ce que j’ai décidé. Demain, je me rendrai chez lui de fort bonne heure. Je lui dirai tout, comme je viens de te le dire. Il me comprendra, car il est généreux; c’est l’homme le plus généreux qu’il puisse exister. Une seule chose m’inquiète, ma mère n’aurait-elle pas prévenu Tatiana Ivanovna de la demande que je vais faire demain? C’est cela qui serait fâcheux!
– Ne vous tourmentez pas au sujet de Tatiana Ivanovna, mon oncle! – et je lui racontai alors la scène sous la tonnelle avec Obnoskine, mais sans souffler mot de Mizintchikov. Mon oncle s’en trouva très étonné.
– Quelle créature fantasque! véritablement fantasque! s’écria-t-il! On veut la circonvenir à la faveur de sa simplicité! Ainsi, Obnoskine… Mais il était parti! Oh! que c’est bizarre! follement bizarre! Serge, j’en suis abasourdi… Il faudrait faire une enquête et prendre des mesures… Mais es-tu bien sûr que ce soit Tatiana Ivanovna?
Je répondis que, d’après tous les indices, cela devait être Tatiana Ivanovna, bien que je n’eusse pu voir son visage.
– Hum! ne serait-ce pas plutôt une intrigue avec quelqu’une de la ferme que tu aurais prise pour Tatiana? Ce pourrait très bien être Dasha, la fille du jardinier, une coquine avérée; c’est pourquoi je t’en parle; elle est connue; Anna Nilovna l’a guettée… Mais non! puisqu’il disait vouloir épouser la personne!… C’est étrange!
Nous nous séparâmes enfin en nous embrassant et je lui souhaitai bonne chance.
– Demain, demain! me répétait-il, tout sera décidé avant même que tu sois levé. J’irai chez Foma, j’agirai noblement, je lui découvrirai tout mon cœur, toutes mes pensées, comme à un frère. Adieu, Serge, va te reposer, tu es fatigué. Quant à moi, il est probable que je ne fermerai pas l’œil de la nuit!
Il sortit et je me couchai tout aussi tôt, extrêmement fatigué, anéanti, car la journée avait été pénible. J’avais les nerfs brisés et avant de réussir à m’endormir complètement, j’eus plusieurs réveils en sursaut. Mais, si singulières que fussent mes impressions de ce jour, je ne me doutais pas, en m’endormant, qu’elles n’étaient rien en comparaison de ce que mon réveil du lendemain me préparait.