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– Que j’ai eu à souffrir ici! criait-il. Est-ce qu’on ne me tirait pas la langue? Et vous-même, colonel, ne m’avez-vous pas fait la nique à toute heure, tel un enfant des rues? Oui, colonel, je tiens à cette comparaison, car, si vous ne m’avez pas proprement fait la nique, c’était une incessante et bien plus pénible nique morale. Je ne parle pas des horions…

– Foma! Foma! s’écria mon oncle. Ne rappelle pas ce souvenir qui me tue! Je t’ai déjà dit que tout mon sang ne suffirait pas à laver cette offense. Sois magnanime! oublie; pardonne et reste pour contempler ce bonheur qui est ton œuvre…

– Je veux aimer l’homme! criait Foma, et on me le prend! On m’empêche d’aimer l’homme! on m’arrache l’homme! Donnez, donnez-moi l’homme que j’aime! Où est-il, cet homme? Où s’est-il caché? Pareil à Diogène avec sa lanterne, je l’ai cherché pendant toute mon existence, et je ne peux pas le trouver et je ne pourrai aimer personne tant que je n’aurai pas trouvé cet homme! Malheur à celui qui a fait de moi un misanthrope! Je crie: donnez-moi l’homme que je l’aime et l’on me pousse Falaléi! Aimerais-je Falaléi? Voudrais-je aimer Falaléi? Pourrai-je enfin aimer Falaléi, alors même que je le voudrais? Non! Pourquoi? Parce qu’il est Falaléi! Pourquoi je n’aime pas l’humanité? Mais parce que tout ce qui est au monde est Falaléi ou lui ressemble! Je ne veux pas de Falaléi! Je hais Falaléi! Je crache sur Falaléi! J’écraserai Falaléi! et, s’il eût fallu choisir, j’eusse préféré Asmodée à Falaléi. Viens, viens ici, mon éternel bourreau; viens ici! cria-t-il tout à coup à l’infortuné Falaléi qui se tenait innocemment derrière la foule groupée autour de Foma Fomitch et, tirant par la main le pauvre garçon à moitié fou de peur, il continua: – Viens ici!… Colonel! je vous prouverai la véracité de mes dires, la réalité de ces continuelles railleries dont je me plaignais! Dis-moi, Falaléi (et dis la vérité!), de quoi as-tu rêvé cette nuit? Vous allez voir, colonel, les fruits de votre politique! Voyons, parle, Falaléi!

Tremblant d’effroi, le malheureux enfant jetait autour de lui des regards désespérés qui cherchaient un appui; mais tous attendaient sa réponse en frissonnant.

– Eh bien, Falaléi, j’attends!

Pour toute réponse, Falaléi fit une affreuse grimace, ouvrit une bouche immense et se mit à pleurer comme un veau.

– Eh bien, colonel, vous voyez cet entêtement? Est-ce naturel? Pour la dernière fois, Falaléi, je te demande de quoi tu as rêvé cette nuit?

– De…

– Dis que tu as rêvé de moi! lui souffla Bakhtchéiev.

– De vos vertus! lui souffla Éjévikine dans l’autre oreille.

Falaléi se tournait alternativement de chaque côté, puis:

– De vos… de vos ver… du bœuf blanc! beugla-t-il enfin, et il fondit en larmes.

Il y eut un ah! horrifié. Mais Foma Fomitch était en humeur de générosité:

– Je me plais du moins à reconnaître ta franchise, Falaléi, déclara-t-il, une franchise que je ne trouve pas chez bien d’autres. Que Dieu soit avec toi! Si tu me taquines volontairement à l’instigation de ces autres, Dieu vous récompensera tous ensemble. S’il en est autrement, je te félicite pour ton inestimable franchise, car, même dans le dernier des hommes (et tu l’es), j’ai pour habitude de voir encore l’image de Dieu… Je te pardonne, Falaléi… Mes enfants, embrassez-moi; je reste!

– «Il reste!» s’écrièrent d’une seule voix tous les assistants ravis.

– Je reste et je pardonne. Colonel, donnez du sucre à Falaléi; il ne faut pas qu’il pleure dans un pareil jour de bonheur!

Une telle générosité fut naturellement trouvée extraordinaire. Se préoccuper de ce Falaléi et dans un tel moment! Mon oncle se précipita pour exécuter l’ordre donné et, tout aussitôt, un sucrier d’argent se trouva comme par enchantement dans les mains de Prascovia Ilinitchna. D’une main tremblante, mon oncle réussit à en extraire deux morceaux de sucre, puis trois, qu’il laissa tomber, l’émotion l’ayant mis dans l’impossibilité de rien faire.

– Eh! cria-t-il, pour un pareil jour! – Et il donna à Falaléi tout le contenu du sucrier, ajoutant: – Tiens Falaléi, voilà pour ta franchise!

– Monsieur Korovkine! annonça soudainement Vidopliassov apparu sur le seuil de la porte.

Il se produisit une petite confusion. La visite de Korovkine tombait évidemment fort mal à propos. Tous les regards interrogèrent mon oncle, qui s’écria un peu confus:

– Korovkine! Mais j’en suis à coup sûr enchanté! et il regarda timidement Foma. Seulement, je ne sais s’il est convenable de le recevoir en un pareil moment. Qu’en penses-tu, Foma?

– Mais ça ne fait rien! ça ne fait rien! répondit Foma avec la plus grande amabilité. Recevez donc Korovkine, et qu’il prenne part à la félicité générale.

En un mot Foma Fomitch était d’une humeur angélique.

– J’ose respectueusement vous annoncer, remarqua Vidopliassov, que M. Korovkine n’est pas dans un état normal.

– Comment? Il n’est pas dans un état normal! Qu’est-ce que tu nous chantes là? s’écria mon oncle.

– Mais il est ivre…

Et, avant que mon oncle ait eu le temps de rougir, d’ouvrir la bouche, de se troubler, nous connûmes le mot de cette énigme. Dans la porte s’encadra Korovkine en personne; il s’efforçait d’écarter Vidopliassov pour se mieux révéler à la société surprise.

C’était un homme de petite taille, mais râblé, d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs grisonnants et taillés en brosse, au visage rouge et plein, aux petits yeux injectés de sang. Il avait une haute cravate de crin et portait un frac extrêmement usé, déchiré sous l’aisselle et tout couvert de duvet et de foin, un impossible pantalon et une crasseuse casquette qu’il tenait à la main. Il était abominablement ivre. Parvenu au milieu de la pièce, il s’arrêta, vacillant, et parut un instant plongé dans une profonde méditation d’ivrogne; puis sa figure s’épanouit en un large sourire.

– Excusez, Messieurs et Mesdames! Je crois que je suis un peu… (ici, il s’appliqua une tape sur la tête).

La générale se couvrit d’une expression de dignité offensée. Toujours assis dans son fauteuil, Foma toisait avec ironie l’excentrique visiteur que Bakhtchéiev contemplait avec un étonnement où il y avait de la compassion. La confusion de mon oncle était immense. Il souffrait le martyre pour Korovkine.

– Korovkine, commença-t-il, écoutez…

– Attendez que je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente: l’enfant de la nature… Mais que vois-je? Des dames!… Et tu ne dis pas, canaille, que tu as des dames? – ajouta-t-il en guignant mon oncle avec un sourire malin. -. Ça ne fait rien, courage! On va se présenter aussi au beau sexe… Charmantes dames! – commença-t-il d’une langue péniblement pâteuse et en s’arrêtant à chaque mot, – vous voyez devant vous un malheureux qui… en un mot… et cætera… J’aurais peine à dire le reste… Musiciens! une polka!

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