– Hum! Eh bien, va-t-en, va-t-en, mon ami!… Vois-tu, Sérioja, il ne quitte pas Foma Fomitch et je le crains un peu. Les domestiques ne l’aiment pas parce qu’il va tout rapporter à Foma. Le voilà parti, mais, demain, il forgera quelque mensonge… Là-bas, mon cher, j’ai tout arrangé; je me suis calmé… J’avais hâte de te rejoindre. Enfin nous voici donc encore ensemble! – et il me serra la main avec émotion. – Et moi qui te croyais fâché et prêt à prendre la poudre d’escampette. J’avais donné ordre de te surveiller… Ce Gavrilo, tantôt, crois-tu! Et Falaléi… et toi… tout en même temps! Mais Dieu merci, je vais enfin pouvoir te parler à loisir, à cœur ouvert! Ne t’en va pas, Sérioja: je n’ai que toi; toi et Korovkine…
– Enfin, mon oncle, qu’avez-vous arrangé, là-bas et qu’ai-je à attendre ici après ce qui s’est passé? Je vous avoue que ma tête éclate!
– Et la mienne, donc! Voilà six mois que tout y est à la débandade, dans ma tête! Mais, grâce à Dieu, tout est arrangé. Primo, on m’a pardonné; on m’a complètement pardonné, à certaines conditions, il est vrai, mais je n’ai presque plus rien à craindre désormais. On a pardonné aussi à Sachourka. Tu te rappelles Sacha, Sacha, Sacha! ce tantôt?… Elle a la tête chaude et s’était un peu laissée aller, mais c’est un cœur d’or; Dieu la bénisse. Je suis fier de cette fillette, Sérioja. Quant à toi, on te pardonne aussi. Tu pourras faire tout ce qu’il te plaira: parcourir toutes les pièces, te promener dans le jardin… à cette seule condition que tu ne diras rien demain ni devant ma mère, ni devant Foma Fomitch. Je le leur ai promis en ton nom; tu écouteras, voilà tout… Ils disent que tu es trop jeune pour… Ne te formalise pas, Sergueï; tu es en effet très jeune… Anna Nilovna est aussi de cet avis…
Il n’était pas douteux que j’étais fort jeune et je le prouvai sur le champ en m’élevant avec indignation contre ces clauses humiliantes.
– Écoutez, mon oncle, m’écriai-je, presque suffoquant, dites-moi seulement une chose et tranquillisez-moi: suis-je ou non dans une maison de fous?
– Te voilà bien! Tu te mets tout de suite à critiquer! Tu ne peux te contenir! s’écria-t-il, affligé. Il n’y a pas de maison de fous, mais on s’est emporté de part et d’autre. Voyons, conviens-en: comment t’es-tu conduit? Tu te rappelles ce que tu as osé dire à un homme que son âge devrait te rendre vénérable?
– Des hommes pareils n’ont pas d’âge, mon oncle.
– Voyons, mon ami, tu dépasses la mesure! C’est de la licence. Je ne désapprouve pas l’indépendance de pensée tant qu’elle reste dans les bornes du bon goût, mais tu dépasses la mesure!… Et tu m’étonnes, Serge!
– Ne vous fâchez pas, mon oncle; j’ai tort, mais seulement envers vous. En ce qui concerne votre Foma…
– Bon! votre Foma, à présent! Allons, Serge, ne le juge pas si sévèrement; c’est un misanthrope, un malade et voilà tout. Il ne faut pas se montrer trop exigeant avec lui. Mais en revanche, c’est un noble cœur; c’est le plus noble des hommes. Tu en as encore vu la preuve tantôt et, s’il a parfois de petites lubies, il n’y faut pas faire attention. À qui cela n’arrive-t-il pas?
– Je vous demanderais plutôt à qui ces choses-là arrivent?
– Ah! tu ne cesses de répéter la même chose! Tu n’as guère d’indulgence, Sérioja; tu ne sais pas pardonner!
– Bien, mon oncle, bien; laissons cela. Dites-moi: avez-vous vu Nastassia Evgrafovna?
– Mon ami; c’est justement d’elle qu’il s’agissait… Mais voici le plus grave: nous avons tous décidé d’aller demain souhaiter la fête de Foma. Sachourka est une charmante fillette, mais elle se trompe. Demain, nous nous rendrons tous auprès de lui, de bonne heure, avant la messe. Ilucha va lui réciter une poésie; ça lui fera plaisir; ça le flattera. Ah! si tu voulais venir avec nous, toi aussi! Il te pardonnerait peut-être entièrement. Comme ce serait bien de vous voir tous deux réconciliés! Allons, Sérioja, oublie l’outrage; tu l’as toi-même offensé… C’est un homme des plus respectables…
– Mon oncle, mon oncle! m’écriai-je, perdant patience, j’ai à vous parler d’affaires très graves et vous le demande encore: qu’advient-il en ce moment de Nastassia Evgrafovna?
– Eh bien, mais qu’as-tu donc, mon ami? C’est à cause d’elle qu’est survenue toute cette histoire qui, d’ailleurs, n’est pas d’hier et dure depuis longtemps. Seulement, je n’avais pas voulu t’en parler plus tôt, de peur de t’inquiéter. On voulait la chasser, tout simplement; ils exigeaient de moi son renvoi. Tu t’imagines ma situation!… Mais, grâce à Dieu, voici tout arrangé. Vois-tu, je ne veux rien te cacher; ils m’en croyaient amoureux et se figuraient que je voulais l’épouser, que je volais à ma perte en un mot, car ce serait en effet ma perte; ils me l’ont expliqué… Alors, pour me sauver, ils avaient décidé de la faire partir… Tout cela vient de maman et d’Anna Nilovna. Foma n’a encore rien dit. Mais je les ai tous dissuadés et j’avoue t’avoir déclaré officiellement fiancé à Nastenka. J’ai dit que tu n’étais venu qu’à ce titre. Ça les a un peu tranquillisés, et maintenant, elle reste, à titre d’essai, c’est vrai, mais elle reste. Et tu as même grandi dans l’opinion générale quand on a su que tu recherchais sa main. Du moins, maman a paru se calmer. Seule, Anna Nilovna continue à grogner. Je ne sais plus qu’inventer pour lui plaire. En vérité, qu’est-ce qu’elle veut?
– Mon oncle, dans quelle erreur n’êtes-vous pas? Mais sachez donc que Nastassia Evgrafovna part demain, si elle n’est pas déjà partie! Sachez que son père n’est venu aujourd’hui que pour l’emmener! C’est dès à présent décidé: elle-même me l’a déclaré aujourd’hui et elle m’a chargé de vous faire ses adieux. Le saviez-vous?
Mon oncle restait là, devant moi, la bouche ouverte. Il me sembla qu’un frisson l’agitait et que des gémissements s’échappaient de sa poitrine. Sans perdre un instant, je lui fis un récit hâtif et détaillé de mon entretien avec Nastia. Je lui dis ma demande, et son refus catégorique, et sa colère contre lui, qui n’avait pas craint de me faire venir. Je lui dis que, par son départ, elle espérait le sauver de ce mariage avec Tatiana Ivanovna. En un mot, je ne lui cachai rien et j’exagérai même, intentionnellement, tout ce que ces nouvelles pouvaient avoir de désagréable pour lui, car j’espérais lui inspirer des mesures décisives à la faveur d’une grande émotion. Son émotion fut grande en effet. Il s’empoigna la tête en poussant un cri.
– Où est-elle, sais-tu? Que fait-elle en ce moment? parvint-il enfin à prononcer, pâle d’effroi. Puis il ajouta avec désespoir: – Et moi, imbécile, qui venais ici, bien tranquille, croyant que tout allait le mieux du monde!
– Je ne sais où elle est maintenant; mais tout à l’heure, quand ces cris ont éclaté, elle courut vous trouver pour vous dire tout cela de vive voix. Il est probable qu’on l’a empêchée de vous rejoindre.
– Évidemment on l’en a empêchée. Que va-t-elle devenir? Ah! tête chaude! orgueilleuse! Mais où va-t-elle? Où? Ah! toi, tu es bon! mais pourquoi t’a-t-elle refusé? C’est stupide! Tu devrais lui plaire! Pourquoi ne lui plais-tu pas? Mais réponds donc, pour l’amour de Dieu! Qu’as-tu à rester ainsi?
– Pardonnez-moi, mon oncle: que répondre à de pareilles questions?