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– Voici, Sérioja, fit mon oncle avec sa précipitation accoutumée. Ce garçon vécut à Moscou depuis son enfance. Il était domestique chez un professeur de calligraphie. Si tu voyais comme il a bien profité des leçons de son maître! il écrit avec des couleurs, avec de l’or; il dessine; en un mot, c’est un artiste. Il enseigne l’écriture à Ilucha et je lui paie un rouble cinquante kopeks la leçon; c’est le prix fixé par Foma. Il donne des leçons chez d’autres propriétaires qui le rétribuent également. Aussi, tu vois comme il s’habille! En outre, il fait des vers.

– Eh bien, fis-je, il ne manquait plus que cela!

– Des vers, mon ami, des vers! et ne crois pas que je plaisante; de vrais vers, des vers superbes. Il n’a qu’à voir n’importe quel objet pour faire des vers dessus. Un véritable talent! Pour la fête de ma mère, il en avait composé de si beaux que nous n’en revenions pas d’étonnement. Le sujet était pris dans la mythologie; il y avait des muses et c’était très bien rimé! Foma lui avait corrigé cela. Naturellement, je n’y vois pas de mal; j’en suis très content. Qu’il compose des vers s’il lui plaît pourvu qu’il ne fasse pas de bêtises! C’est un père qui te parle, Grigori. Quand Foma eut connaissance de ces poésies, il le prit pour lecteur et pour copiste; en un mot, il lui a donné de l’instruction et Grigori ne ment pas en l’appelant son bienfaiteur. Mais cela fit germer dans son cerveau et le romantisme et l’esprit d’indépendance; Foma m’a expliqué tout cela, mais je l’ai déjà oublié. J’avoue même que, sans l’intervention de Foma, j’allais l’affranchir. J’en suis honteux, vois-tu… Mais Foma est opposé à ce projet parce qu’il a besoin de ce serviteur et qu’il l’aime; il m’a aussi fait remarquer que «c’est un honneur pour moi d’avoir des poètes parmi mes gens et que jadis, il en était ainsi chez certains barons, dans les époques de vraie grandeur». Bon! va pour la vraie grandeur. Je commence à l’estimer, comprends-tu, mon ami? Mais ce qui est mauvais, c’est qu’il devient fier et ne veut plus adresser la parole aux domestiques. Ne te froisse pas, Grigori, je te parle en père. Il devait épouser Matriona, une jeune fille honnête, travailleuse et gaie. À présent, il n’en veut plus, qu’il se soit fait une très haute idée de lui-même, ou qu’il ait résolu de conquérir la célébrité avant de chercher femme ailleurs…

– C’est principalement sur le conseil de Foma Fomitch que j’agis de la sorte, nous fit observer Vidopliassov. Comme il me veut du bien…

– Parbleu! comment se passer de Foma Fomitch? m’écriai-je involontairement.

– Eh! mon cher, l’affaire n’est pas là, interrompit précipitamment mon oncle, mais on ne le laisse plus tranquille. La jeune fille n’est pas timide; elle a excité contre lui toute la domesticité qui s’en moque et le persifle; jusqu’aux enfants qui le traitent en bouffon…

– Tout cela par la faute de Matriona, fit Vidopliassov. C’est une sotte; et moi, il faut que je pâtisse parce qu’elle a mauvais caractère!

– Eh bien, Grigori, c’est ce que je disais! continua mon oncle avec un air de reproche. Ils ont trouvé à son nom une rime indécente et voilà pourquoi il me demande s’il n’y aurait pas moyen d’en changer. Il prétend souffrir depuis longtemps de ce nom malsonnant.

– Un nom si vulgaire! ajouta Vidopliassov.

– Bon! tais-toi, Grigori. Foma est de son avis… c’est-à-dire pas précisément, mais il y a lieu de considérer ceci: au cas où nous publierions ses vers ainsi que le projette Foma, un pareil nom serait plutôt nuisible; n’est-ce pas?

– Alors, il veut faire éditer ses vers, mon oncle?

– Oui; c’est décidé. L’édition sera faite à mes frais. Le premier feuillet mentionnera qu’il est mon serf et dans l’introduction l’auteur exprimera, en quelques mots, toute sa gratitude envers Foma, qui l’a instruit et auquel le livre sera dédié. C’est Foma qui écrira la préface. Cela s’appellera: «Les Rêveries de Vidopliassov»…

– Non, «les Gémissements de Vidopliassov», corrigea le laquais.

– Eh bien, tu vois? Les gémissements… avec ce nom ridicule et qui, selon Foma, révolte la délicatesse et le bon goût!… D’autant plus que tous ces critiques semblent très portés à la raillerie, et particulièrement Brambéus… Rien ne les arrête et le nom leur serait un prétexte à quolibets. Je lui dis qu’il n’a qu’à signer de n’importe quel nom (cela se nomme, je crois, un pseudonyme). «Non, me répondit-il, ordonnez à toute votre domesticité de me donner un nouveau nom, un nom convenant à mon talent.»

– Et je parie que vous avez consenti, mon oncle?

– Oui, Sérioja, et principalement pour ne pas avoir de discussions avec eux. Il y avait justement à ce moment-là un petit malentendu entre Foma et moi… Mais, depuis ce temps, Grigori change de nom tous les huit jours; il choisit les plus délicats: Oléandrov, Tulipanov… Voyons Grigori: d’abord, tu as voulu t’appeler «Grigori Vierny» et puis ce nom te déplut parce qu’un mauvais plaisant lui avait trouvé une rime fâcheuse. Il fut d’ailleurs puni sur ta plainte. Mais de combien de noms t’es-tu successivement affublé? Une fois, tu prétendis être «Oulanov». Avoue que c’est là un nom stupide! Cependant, j’avais donné mon consentement, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui. Et mon oncle se tourna vers moi. – Pendant trois jours, tu fus Oulanov… Tu as même usé toute une rame de papier à étudier l’effet que ça faisait en signature. Mais, cette fois encore tu n’eus pas la main heureuse: on découvrit une nouvelle rime désobligeante. Alors, quel nouveau nom avais-tu choisi? Je ne m’en souviens déjà plus.

– Tantsev, répondit Vidopliassov. S’il faut que mon nom ait quelque chose de sautillant, qu’il ait au moins une tournure étrangère: Tantsev.

– Parfait, Tantsev. J’ai encore consenti. Seulement, du coup on inventa une rime telle que je ne peux même pas la répéter. Aujourd’hui, il a trouvé quelque chose d’autre, je parie! Est-ce vrai, Grigori? Allons, avoue!

– En effet, voici longtemps déjà que je voulais mettre à vos pieds un nouveau nom, mais beaucoup plus noble.

– Et c’est?

– Essboukétov.

– Et tu n’as pas honte, Grigori, tu n’as pas honte? Un nom de pommade! Toi, un homme intelligent, c’est tout ce que tu as trouvé et, sans doute, après de laborieuses recherches. Allons, on voit ça sur les flacons de parfums!

– Écoutez, mon oncle, fis-je à demi-voix, c’est un imbécile, le dernier des imbéciles!

– Qu’y faire, mon cher? répondit tout bas mon oncle, ils disent tous qu’il est remarquablement intelligent et que ce sont les nobles sentiments qui l’agitent…

– Mais, renvoyez-le pour l’amour de Dieu!

– De grâce, Grigori, écoute-moi! dit mon oncle d’une voix aussi suppliante que s’il eût eu peur de Vidopliassov lui-même. Réfléchis, mon ami: n’ai-je de temps que pour écouter tes plaintes? Tu te plains qu’on t’ait encore insulté? Bon! je te donne ma parole de m’en occuper dès demain. Mais, pour le moment, va-t-en; Dieu soit avec toi! Attends: que fait en ce moment Foma Fomitch?

– Quand je l’ai quitté, il se couchait et il m’a ordonné, au cas où on le demanderait, de dire qu’il allait passer la nuit en prières.

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