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Il s’agissait de Gavrilo, le vieux serviteur, qui, debout près de la porte, assistait avec tristesse au traitement infligé à son maître.

– Paul Sémionovitch, je veux vous offrir la comédie. Eh! toi, corbeau, approche un peu! Daignez donc vous approcher, Gavrilo Ignatich! Voyez, Paul Sémionovitch, c’est Gavrilo condamné à apprendre le français en punition de sa grossièreté. Je suis comme Orphée, moi; j’adoucis les mœurs de ce pays, non par la musique, mais par l’enseignement de la langue française. Voyons ce français, Monsieur.

– Sais-tu ta leçon?

– Je l’ai apprise, répondit Gavrilo en baissant la tête.

– Et parlez-vous français?

– Voui, moussié, jé parle in pé…

Était-ce l’air morne de Gavrilo ou le désir d’exciter l’hilarité que tout le monde devinait chez Foma, mais, à peine le vieillard eut-il ouvert la bouche que tout le monde éclata. La générale elle-même condescendit à rire. Anfissa Pétrovna se renversa sur le dossier du canapé, poussant des cris de paon et se couvrant le visage de son éventail. Mais ce qui parut le plus amusant, c’est que Gavrilo, voyant la tournure que prenait l’examen, ne put se retenir de cracher en marmottant d’un ton de reproche:

– Dire qu’il me faut supporter une pareille honte à mon âge!

Foma Fomitch s’émut.

– Quoi? Qu’est-ce que tu as dit? Voilà que tu fais l’insolent?

– Non, Foma Fomitch, répondit Gavrilo avec dignité, je ne fais pas l’insolent; un paysan comme moi n’a pas le droit d’être insolent envers un seigneur de naissance comme toi. Mais tout homme est créé à l’image de Dieu. J’ai soixante-deux ans passés. Mon père se souvient de Pougatchov, et mon grand’père fut pendu au même tremble que son maître, Matvéï Nikitich, – Dieu ait leurs âmes! – par ce même Pougatchov, circonstance à laquelle mon père dut d’être distingué par le défunt maître Afanassi Matvéitch qui en fit d’abord son valet de chambre, puis son maître d’hôtel. Quant à moi, Foma Fomitch, tout domestique que je sois, je n’ai jamais subi une honte pareille!

En prononçant les derniers mots, Gavrilo écarta les mains et baissa la tête. Mon oncle l’observait avec inquiétude.

– Voyons, voyons, Gavrilo, exclama-t-il, allons, tais-toi!

– Ça ne fait rien, dit Foma en pâlissant légèrement et en s’efforçant de sourire. Laissez-le dire. Voilà le fruit de votre enseignement…

– Je dirai tout! continua Gavrilo avec une animation extraordinaire; je ne garderai rien! On peut me lier les mains, on ne m’attachera pas la langue. Même pour moi, vil esclave devant toi, un pareil traitement est une offense. Je dois te servir et te respecter parce que je suis né dans l’état de servitude; je dois remplir tous mes devoirs en tremblant de crainte. Quand tu écris un livre, mon devoir est de ne laisser personne entrer chez toi; c’est en cela que consiste mon service. Faut-il faire quelque chose pour toi? c’est avec le plus grand plaisir. Mais, sur mes vieux jours, vais-je me mettre à aboyer un langage étranger et à faire le pantin devant le monde? Je ne peux plus paraître parmi les domestiques: «Français, tu es Français!» me crient-ils. Non, monsieur Foma Fomitch, je ne suis pas seul de mon avis, moi, pauvre sot; tous les bonnes gens commencent à dire d’une seule voix, que vous êtes devenu tout à fait méchant et que notre maître n’est devant vous qu’un petit garçon et que, quoique vous soyez le fils d’un général, quoique vous eussiez pu l’être vous même, vous n’en êtes pas moins un méchant homme, méchant comme une furie!

Gavrilo avait fini. J’exultais. Tout pâle de rage Foma Fomitch ne pouvait revenir de la surprise où l’avait plongé le regimbement inattendu du vieux Gavrilo; il semblait se consulter sur le parti à prendre. Enfin, l’explosion se produisit:

– Comment? Il ose m’insulter, moi! moi! Mais c’est de la rébellion! hurla-t-il en bondissant de sa chaise.

La générale bondit après lui en claquant des mains. Ce fut un incroyable remue-ménage. Mon oncle se précipita vers le coupable pour l’entraîner hors de la salle.

– Aux fers! qu’on le mette aux fers! criait la générale. Yégorouchka, expédie-le tout droit à la ville et qu’il soit soldat, ou tu n’auras pas ma bénédiction. Charge-le de fers et engage-le!

– C’est-à-dire? criait Foma. Un esclave! Un Chaldéen! Un Hamlet! Il ose m’insulter! Lui, la semelle de mes chaussures, il ose me traiter de furie!

Je m’avançai avec décision en regardant Foma Fomitch dans le blanc des yeux et, tout tremblant d’émotion, je lui dis:

– J’avoue que je partage entièrement l’avis de Gavrilo!

Il fut tellement saisi par ma sortie qu’au premier abord il semblait n’en pas croire ses oreilles.

– Qu’est-ce encore? vociféra-t-il avec rage, tombant en arrêt devant moi et me dévorant de ses petits yeux injectés de sang. Qui est-tu donc, toi?

– Foma Fomitch… bredouilla mon oncle éperdu, c’est Sérioja, mon neveu…

– Le savant! hurla Foma, c’est lui le savant? Liberté! égalité! fraternité! Journal des débats! À d’autres, mon cher; ce n’est pas ici Pétersbourg; tu ne me la feras pas! Je me moque de tes Débats. Ce sont des Débats pour toi, mais pour nous, ce n’est rien! Mais j’en ai oublié sept fois autant que tu en sais! Voilà le savant que tu es.

Je crois bien que, si on ne l’eût retenu, il se fût jeté sur moi.

– Mais il est ivre! fis-je en jetant autour de moi un regard étonné.

– Qui? Moi? cria Foma d’une voix altérée.

– Oui, vous!

– Ivre?

– Ivre!

Foma ne put le supporter. Il poussa un cri strident, comme si on l’eût égorgé et bondit hors de la pièce. La générale allait tomber en syncope quand elle prit le parti de courir après lui. Tout le monde la suivit, y compris mon oncle. Quand je repris mes esprits, il ne restait dans la pièce qu’Éjévikine qui souriait en se frottant les mains.

– Vous m’avez promis de me raconter une histoire de Jésuite, me dit-il d’une voix doucereuse.

– Que dites-vous? demandai-je, ne comprenant plus de quoi il pouvait s’agir.

– Vous m’avez promis de me raconter une anecdote au sujet d’un Jésuite…

Je courus vers la terrasse d’où je gagnai le jardin. La tête me tournait.

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