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«Sentez-vous, madame, que, s’il n’est pas jugé de la façon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand on est sûr d’être innocent. D’ailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m’a pas laissé achever, il a pris l’almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants; la liste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à Rassi.

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause; enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit l’ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu’à six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu’elle trouva brûlant d’envie d’être jugé; à dix heures, elle était chez la princesse, qui n’était point visible; à onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance au comte, et se mit au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l’obligea à contresigner, en présence du prince, l’ordonnance signée le matin par celui-ci; mais les événements nous pressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre.

D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux, et là, pas d’Opéra.

La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la prison de la ville, où le comte était le maître, il était allé reprendre son ancienne chambre à la citadelle, trop heureux d’habiter à quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d’une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute l’influence qu’il avait eue jadis sur l’âme de la duchesse.

«C’est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idées d’honneur! Comme s’il fallait songer à l’honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu’importe, après tout, qu’un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé d’avoir tué lui-même, et l’épée au poing, un histrion tel que Giletti!»

A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu’elle trouva tout pâle.

– Grand Dieu! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible à vous et à moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralité. Toutefois, si vous l’exigez, je suis prêt à monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous défasse de Rassi? Le danger qu’il fait courir à Fabrice est sans bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l’adopta pas.

– Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.

– Mais, chère amie, il me semble que nous n’avons que le choix des idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cette phrase:

– Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d’avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer dans une prison d’Etat sans un ordre signé du prince.

– Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la citadelle?

– C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti s’était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver à la citadelle, il n’eût pas dû le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il, c’est le ciel qui me l’envoie pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s’agit de ne pas manquer à l’occasion: sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.»

CHAPITRE XXV

L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait vœu à la Madone, lors du demi-empoisonnement de son père, de faire à celui-ci le sacrifice d’épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le vœu de ne jamais revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveu auquel elle avait été entraînée dans la lettre qu’elle avait écrite à Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste cœur lorsque, occupée mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.

Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l’atroce réalité apparut à sa raison. «Ils l’ont repris, se dit-elle, et il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse après la fuite; les derniers des geôliers s’estimaient mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au désespoir.

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