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Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu’à la terreur, causa une rupture qui ne put durer.

Clélia prétendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri était le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritait la colère céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait de sa destinée singulière:

– L’état que le hasard m’a donné, disait-il à Clélia, et mon amour m’obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrères, avoir les douceurs d’une société intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscurité, ce qui réduit à des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.

Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu’elle n’avait pas prévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre aucun des remèdes ordonnés par les médecins; ce n’était pas une petite affaire.

L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa santé, devint réellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée par deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir à une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte si longue et si pénible? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu’il exerçait sur le cœur de son amie, ni renoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen d’être introduit toutes les nuits auprès de l’enfant malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre cœur malade de Clélia un péché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C’était en vain que les casuistes les plus célèbres, consultés sur l’obéissance à un vœu, dans le cas où l’accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le vœu ne pouvait être considéré comme rompu d’une façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers la Divinité s’abstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise n’en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de son fils.

Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu’il était, fut attendri de cette histoire d’amour qu’il ignorait en grande partie.

– Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous?

A quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé pour que l’on pût profiter de l’absence.

Deux jours après, comme le marquis revenait à cheval d’une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance particulière, l’enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon, et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours à descendre le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, les brigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après avoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais à Parme; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la désolation.

Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste: Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura qu’elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle à son vœu à la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.

Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup à réparer.

Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale; il donnait des terres, valant cent milles livres de rente à peu près, à la comtesse Mosca; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, à l’une de ses sœurs mal mariée. Le lendemain, après avoir adressé à qui de droit la démission de son archevêché et de toutes les places dont l’avaient successivement comblé la faveur d’Ernest V et l’amitié du premier ministre, il se retira à la chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.

La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît le ministère, mais jamais elle n’avait voulu consentir à rentrer dans les Etats d’Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de lieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans les Etats de l’Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n’eût pas manqué un jour de venir à Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une année dans sa chartreuse.

Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane.

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