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4° Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour à quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu’il n’a pas le génie sombre et mécontent d’un conspirateur en herbe.

Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda.

Fabrice n’avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collège, où il n’avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s’établit à quelque distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l’un des chefs-d’œuvre du fameux architecte San Micheli; mais depuis trente ans on ne l’avait pas habité, de sorte qu’il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans façon toute la journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues à pied et s’enveloppait d’un mystère qu’il croyait impénétrable, pour lire “Le Constitutionnel”, qu’il trouvait sublime. «Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante!» s’écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu’il s’occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la société du gros bourg de Romagnan; sa simplicité passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractère. C’est un cadet mécontent de n’être pas aîné, dit le curé.

CHAPITRE VI

Nous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n’avait pas absolument tort; à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu’elle eût beaucoup connu jadis. S’il eût parlé d’amour, elle l’eût aimé; n’avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l’embrassait avec une telle effusion d’innocente reconnaissance et de bonne amitié, qu’elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale. «Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis une femme respectable… et, s’il faut tout dire sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée.» La comtesse se faisait illusion sur l’époque de la vie où elle était arrivée, mais ce n’était pas à la façon des femmes vulgaires. «A son âge, d’ailleurs, ajoutait-elle, on s’exagère un peu les ravages du temps; un homme plus avancé dans la vie…»

La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrêta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cœur de Mme Pietranera était attaqué d’une façon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avouât tout à fait, commençait déjà à s’occuper beaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur; elle se disait que Napoléon, voulant s’attacher ses peuples d’Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp.

– Il est perdu pour moi! s’écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il m’écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?

Ce fut dans ces dispositions qu’elle fit un voyage à Milan; elle espérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l’avouer, cette âme active commençait à être bien lasse de la vie monotone qu’elle menait à la campagne. «C’est s’empêcher de mourir, se disait-elle, ce n’est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudrées, le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice?» Son unique consolation était puisée dans l’amitié qui l’unissait à la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimité avec la mère de Fabrice, plus âgée qu’elle, et désespérant de la vie, commençait à lui être moins agréable.

Telle était la position singulière de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle espérait peu de l’avenir; son cœur avait besoin de consolation et de nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l’opéra à la mode; elle allait s’enfermer toute seule, durant de longues heures, à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes qu’elle cherchait à rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon et de son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu’à trois heures du matin. Un soir, à la Scala, dans la loge d’une de ses amies, où elle allait chercher des nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de Parme: c’était un homme aimable et qui parla de la France et de Napoléon de façon à donner à son cœur de nouvelles raisons pour espérer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme d’esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le départ de Fabrice, elle n’avait pas trouvé une soirée vivante comme celle-là. Cet homme qui l’amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités que les libéraux de Milan appelaient des cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits, aucun vestige d’importance, et un air simple et gai qui prévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l’eût obligé à porter de la poudre dans les cheveux comme gages de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on arrive fort vite en Italie au ton de l’intimité, et à dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l’on s’est blessé.

– Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisième fois qu’elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!

– C’est que je n’ai rien volé dans cette Espagne, et qu’il faut vivre. J’étais fou de la gloire; une parole flatteuse du général français, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était alors tout pour moi. A la chute de Napoléon, il s’est trouvé que, tandis que je mangeais mon bien à son service, mon père, homme d’imagination et qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvé pour tout bien un grand palais à finir et une pension.

– Une pension: 3 500 francs, comme mon mari?

– Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi, pauvre chef d’escadron, n’a jamais été que de 800 francs, et encore je n’en ai été payé que depuis que je suis ministre des finances.

Comme il n’y avait dans la loge que la dame d’opinions fort libérales à laquelle elle appartenait, l’entretien continua avec la même franchise. Le comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme.

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