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Dès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule de l’Anetta Marini. Comme sa mère, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d’argent à sa disposition, Anetta était allée offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son père, au célèbre Hayez, alors à Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait fût vêtu simplement de noir, et non point en habit de prêtre. Or, la veille, la mère de la petite Anetta avait été bien surprise, et encore plus scandalisée de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entouré du plus beau cadre que l’on eût doré à Parme depuis vingt ans.

CHAPITRE XXVIII

Entraîné par les événements, nous n’avons pas eu le temps d’esquisser la race comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient de drôles de commentaires sur les événements par nous racontés. Ce qui rend en ce pays-là un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c’est d’abord de n’avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile à remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la dernière caisse de minéralogie qu’il avait reçue de Saxe. Si après cela on ne manquait pas à la messe un seul jour de l’année, si l’on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours après le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n’osait pas trop vous vexer si vous étiez en retard sur la somme annuelle de cent francs à laquelle étaient imposées vos petites propriétés.

M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui, outre qu’il possédait quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu dîner chez lui, mais il avait une passion: il n’était à son aise et heureux que lorsqu’il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dît de temps à autre:

– Taisez-vous, Gonzo, vous n’êtes qu’un sot.

Ce jugement était dicté par l’humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d’esprit que le grand personnage. Il parlait à propos de tout et avec assez de grâce: de plus, il était prêt à changer d’opinion sur une grimace du maître de la maison. A vrai dire, quoique d’une adresse profonde pour ses intérêts, il n’avait pas une idée, et quand le prince n’était pas enrhumé, il était quelquefois embarrassé au moment d’entrer dans un salon.

Ce qui dans Parme avait valu une réputation à Gonzo, c’était un magnifique chapeau à trois cornes garni d’une plume noire un peu délabrée, qu’il mettait, même en frac; mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume, soit sur la tête, soit à la main; là était le talent et l’importance. Il s’informait avec une anxiété véritable de l’état de santé du petit chien de la marquise, et si le feu eût pris au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d’or, qui depuis tant d’années accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s’y asseoir un instant.

Sept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous les soirs à sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement vêtu d’une livrée jonquille toute couverte de galons d’argent, ainsi que la veste rouge qui en complétait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il était immédiatement suivi d’un valet de chambre apportant une tasse de café infiniment petite, soutenue par un pied d’argent en filigrane; et toutes les demi-heures un maître d’hôtel, portant épée et habit magnifique à la française, venait offrir des glaces.

Une demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d’un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l’espèce des boutons que doit porter l’habit du soldat pour que le général en chef puisse remporter des victoires. Il n’eût pas été prudent de citer dans ce salon un journal français; car, quand même la nouvelle se fût trouvée des plus agréables, par exemple cinquante libéraux fusillés en Espagne, le narrateur n’en fût pas moins resté convaincu d’avoir lu un journal français. Le chef-d’œuvre de l’habileté de tous ces gens-là était d’obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C’est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur les paysans et sur les bourgeois.

Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le chevalier Foscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un peu en prison sous tous les régimes. Il était membre de cette fameuse chambre des députés qui, à Milan, rejeta la loi de l’enregistrement présentée par Napoléon, trait peu fréquent dans l’histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ans l’ami de la mère du marquis, était resté l’homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant à faire, mais rien n’échappait à sa finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du cœur, tremblait devant lui.

Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie était de chercher à lui rendre de petits services; et, s’il n’eût été paralysé par les habitudes d’une extrême pauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il n’était pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d’effronterie.

Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie; mais enfin elle était la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d’honneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait à Gonzo:

– Tais-toi, Gonzo, tu n’es qu’une bête.

Le Gonzo remarqua que tout ce qu’on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise, pour un instant, de l’état de rêverie et d’incurie où elle restait habituellement plongée jusqu’au moment où onze heures sonnaient, alors elle faisait le thé, et en offrait à chaque homme présent, en l’appelant par son nom. Après quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaieté, c’était l’instant qu’on choisissait pour lui réciter les sonnets satiriques.

On en fait d’excellents en Italie: c’est le seul genre de littérature qui ait encore un peu de vie; à la vérité il n’est pas soumis à la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces mots:

– Madame la marquise veut-elle permettre que l’on récite devant elle un bien mauvais sonnet?

Et quand le sonnet avait fait rire et avait été répété deux ou trois fois, l’un des officiers ne manquait pas de s’écrier:

– M. le ministre de la police devrait bien s’occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies.

Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l’admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies.

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