– Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m’aurait vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.
L’un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par conséquent n’avait pas besoin de passeport à l’étranger pour aller à Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l’autre.
– Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées appartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois on fut obligé de se cacher au milieu de petites îles à fleur d’eau, chargées de saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par l’expression, et ne valaient pas la peine d’être écrits; le singulier, c’est que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives et pittoresques; il devenait froid et commun dès qu’il écrivait. «C’est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l’on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les cœurs n’ont rien à dire.» Il comprit que le plus grand plaisir qu’il pût faire à ce serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d’orthographe de ses sonnets.
– On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre Excellence daignait me dicter l’orthographe des mots lettre à lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l’orthographe ne fait pas le génie.
Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un bois de vernes, une lieue avant que d’arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à Ferrare; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu’il y avait de l’argent à gagner si l’on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l’avait frappé sur le fleuve; le coup de couteau qu’il avait à la cuisse et le coup d’épée que Giletti lui avait donné dans l’épaule, au commencement du combat, s’étaient enflammés et lui donnaient de la fièvre.
CHAPITRE XII
Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel, comprenant à son tour qu’il y avait de l’argent dans la bourse, dit à Ludovic que sa conscience l’obligeait à faire son rapport à la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.
– La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frère ne s’est point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d’une échelle, au moment où il tenait à la main un couteau tout ouvert.
Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s’il s’avisait de céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l’honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n’y avait plus un instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu’il voulait essayer de faire prendre l’air à son frère; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour n’y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les récits de toutes ces démarches que rend nécessaires l’absence d’un passeport: ce genre de préoccupation n’existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu’il avait louée pour faire douze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent conduire à travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne; ils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu’ils purent découvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti: la mort du comédien devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme gens sans passeports que comme porteurs de passeport d’un homme tué.
Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il fut convenu qu’il irait prendre langue auprès d’eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l’avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s’arrêterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s’était déterminé à retourner sur ses pas; il l’avait retrouvé blessé d’un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d’ajouter, quand l’occasion s’en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s’étaient enfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs passeports.
En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n’osant, sans passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans l’immense église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse; bientôt il se sentit tout ranimé. «Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, j’entre dans une église, et c’est pour m’y asseoir, comme dans un café!» Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection évidente dont il était entouré depuis qu’il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir, c’était d’être reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. «Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu mon passeport jusqu’à trois fois, ne s’est-il pas aperçu que je n’ai pas cinq pieds dix pouces, que je n’ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqué de la petite vérole? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu! Et j’ai pu tarder jusqu’à ce moment de mettre mon néant à vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c’était à une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d’échapper au Spielberg qui déjà s’ouvrait pour m’engloutir!»
Fabrice passa plus d’une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de l’immense bonté de Dieu. Ludovic s’approcha sans qu’il l’entendît venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains, releva la tête, et son fidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.
– Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.
Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs fois les sept psaumes de la pénitence, qu’il savait par cœur; il s’arrêtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation présente.
Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c’est qu’il ne lui vint pas à l’esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archevêque, uniquement parce que le comte Mosca était premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu’elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l’avait désirée sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait songé, exactement comme à une place de ministre ou de général. Il ne lui était point venu à la pensée que sa conscience pût être intéressée dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu’il devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette religion ôte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend surtout l’examen personnel, comme le plus énorme des péchés; c’est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l’on est coupable, il faut interroger son curé, ou lire la liste des péchés, telle qu’elle se trouve imprimée dans les livres intitulés:Préparation au sacrement de la Pénitence. Fabrice savait par cœur la liste des péchés rédigée en langue latine, qu’il avait apprise à l’Académie ecclésiastique de Naples. Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à l’article du meurtre, il s’était fort bien accusé devant Dieu d’avoir tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de simonie (se procurer par de l’argent les dignités ecclésiastiques). Si on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l’archevêque de Parme, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais quoiqu’il ne manquât ni d’esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois à l’esprit que le crédit du comte Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de l’éducation jésuitique: donner l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu des traits d’intérêt personnel et de l’ironie de Paris, eût pu, sans être de mauvaise foi, accuser Fabrice d’hypocrisie au moment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et l’attendrissement le plus profond.