Notre héros regarda la grande route; naguère trois ou quatre mille individus s’y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d’une procession. Après le mot “cosaques” il n’y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite du chemin, et qui était élevé de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux côtés et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. Drôles de gens, que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, vérifia qu’il était chargé, remua la poudre de l’amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les côtés; il était absolument seul au milieu de cette plaine naguère si couverte de monde. Dans l’extrême lointain, il voyait les fuyards qui commençaient à disparaître derrière les arbres, et couraient toujours. «Voilà qui est bien singulier!» se dit-il; et, se rappelant la manœuvre employée la veille par le caporal, il alla s’asseoir au milieu d’un champ de blé. Il ne s’éloignait pas, parce qu’il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.
Dans ce blé, il vérifia qu’il n’avait plus que dix-huit napoléons, au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu’il avait placés dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière, à B… Il cacha ses napoléons du mieux qu’il put, tout en réfléchissant profondément à cette disparition si soudaine. «Cela est-il d’un mauvais présage pour moi?» se disait-il. Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au caporal Aubry:
«Ai-je réellement assisté à une bataille?» Il lui semblait que oui, et il eût été au comble du bonheur, s’il en eût été certain.
«Toutefois, se dit-il, j’y ai assisté portant le nom d’un prisonnier, j’avais la feuille de route d’un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voilà qui est fatal pour l’avenir: qu’en eût dit l’abbé Blanès? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison.» Fabrice eût donné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était réellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de B… lui avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour des couverts d’argent, mais encore pour avoir volé la vache d’un paysan, et battu le paysan à toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu’il ne fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanès; que n’eût-il pas donné pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu’il n’avait pas écrit à sa tante depuis qu’il avait quitté Paris. Pauvre Gina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il entendit un petit bruit tout près de lui, c’était un soldat qui faisait manger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.
– Un de ces chevaux m’appartient, f…! s’écria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l’amener ici.
– Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat.
Fabrice le mit en joue à six pas de distance.
– Lâche le cheval ou je te brûle!
Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d’épaule pour le reprendre.
– Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s’écria Fabrice en lui courant dessus.
– Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, après avoir jeté un regard de regret sur la grande route où il n’y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois pièces de cinq francs.
– Descends, ou tu es mort… Bride le noir et va-t’en plus loin avec les deux autres… Je te brûle si tu remues.
Le soldat obéit en rechignant. Fabrice s’approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s’éloignait lentement; quand Fabrice le vit à une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y était à peine et cherchait l’étrier de droite avec le pied, lorsqu’il entendit siffler une balle de fort près: c’était le soldat qui lui lâchait son coup de fusil. Fabrice, transporté de colère, se mit à galoper sur le soldat qui s’enfuit à toutes jambes, et bientôt Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux et galopant. «Bon, le voilà hors de portée», se dit-il. Le cheval qu’il venait d’acheter était magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, où il n’y avait toujours âme qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de terrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière; mais quand il fut au sommet de la petite montée il n’aperçut, à plus d’une lieue de distance, que quelques soldats isolés. «Il est écrit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme!» Il gagna une ferme qu’il apercevait dans le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et après avoir payé d’avance, il fit donner de l’avoine à son pauvre cheval, tellement affamé qu’il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés il arriva à une rivière marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit. Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée portant l’enseigne du Cheval-Blanc. «Là, je vais dîner», se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l’entrée du pont; il était à cheval et avait l’air fort triste; à dix pas de lui, trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.
«Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m’ont bien la mine de vouloir m’acheter mon cheval encore moins cher qu’il ne m’a coûté.» L’officier blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient l’attendre. «Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantinière pour sortir d’embarras… Oui, se dit notre héros; mais si je prends la fuite, demain j’en serai tout honteux: d’ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l’officier est probablement fatigué; s’il entreprend de me démonter je galoperai.» En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s’avançait au plus petit pas possible.
– Avancez donc, hussard, lui cria l’officier d’un air d’autorité.
Fabrice avança quelques pas et s’arrêta.
– Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.
– Pas le moins du monde; avancez.
Fabrice regarda l’officier: il avait des moustaches blanches, et l’air le plus honnête du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d’un linge sanglant. «Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon cheval», se dit Fabrice; mais, en y regardant de près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.