Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience. «Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que derrière l’insolence.» Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine à la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionnés. «Pardon, mon cher ange, s’écriait-il, si je n’ai pas jeté par la fenêtre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité, mais, si j’agis avec cet excès de patience, c’est pour t’obéir! et il ne perdra rien pour attendre!»
Après une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le cœur mort dans la poitrine, eut l’idée d’une action ridicule et s’y livra avec un empressement d’enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut faire une visite à la vieille princesse Isota; de la vie il ne s’était présenté chez elle qu’à l’occasion du jour de l’an. Il la trouva entourée d’une quantité de chiens, et parée de tous ses atours, et même avec des diamants comme si elle allait à la cour. Le comte, ayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l’Altesse répondit au ministre qu’une princesse de Parme se devait à elle-même d’être toujours ainsi. Pour la première fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaieté. «J’ai bien fait de paraître ici, se dit-il, et dès aujourd’hui il faut faire ma déclaration.» La princesse avait été ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renommé par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n’était guère accoutumée à de semblables visites. Le comte commença par une préface adroite, relative à l’immense distance qui séparera toujours d’un simple gentilhomme les membres d’une famille régnante.
– Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d’un roi de France, par exemple, n’a aucun espoir d’arriver jamais à la couronne; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C’est pourquoi nous autres Farnèse nous devons toujours conserver une certaine dignité dans notre extérieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu’il soit absolument impossible qu’un jour vous soyez mon premier ministre.
Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second instant de gaieté parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant l’aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hâte.
– Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonnêteté à son prince.
«Ah! ah! vous me poussez à bout, s’écria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu’avoir reçu le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siècle-ci, il faut beaucoup d’esprit et un grand caractère pour réussir à être despote.»
Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite santé de ce malade, le comte trouva plaisant d’aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d’influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre et lui ôtait tout courage, c’est que le gouverneur de la citadelle était accusé de s’être défait jadis d’un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l’aquetta de Pérouse.
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des sommes folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais, suivant lui, il y avait peu d’espoir de succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayées par cette femme malheureuse: elle était au désespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dévoués la secondaient. Mais il n’est peut-être qu’un seul genre d’affaires dont on s’acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques, c’est la garde des prisonniers politiques. L’or de la duchesse ne produisit d’autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade.
CHAPITRE XVIII
Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n’avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince était en colère, la cour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait été trop heureux. Malgré l’or jeté à pleines mains, la duchesse n’avait pu faire un pas dans le siège de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.
Comme nous l’avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit d’abord au palais du gouverneur: C’est un joli petit bâtiment construit dans le siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça à cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l’immense tour ronde. Des fenêtres de ce petit palais, isolé sur le dos de l’énorme tour comme la bosse d’un chameau, Fabrice découvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l’œil, au pied de la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant à droite à quatre lieues de la ville, va se jeter dans le Pô. Par-delà la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d’immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son œil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l’immense mur que les Alpes forment au nord de l’Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, même au mois d’août où l’on était alors, donnent comme une sorte de fraîcheur par souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes; l’œil en peut suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est interceptée vers un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on préparait à la hâte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme le lecteur s’en souvient peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en l’honneur d’un prince héréditaire qui, fort différent de l’Hippolyte fils de Thésée, n’avait point repoussé les politesses d’une jeune belle-mère. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant sur le trône à la mort de son père. Cette tour Farnèse où, après trois quarts d’heure, l’on fit monter Fabrice, fort laide à l’extérieur, est élevée d’une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d’une quantité de paratonnerres. Le prince mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue de toutes parts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets qu’elle existait depuis longues années: c’est pourquoi il lui imposa le nom de tour Farnèse. Il était défendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent cet édifice pentagone. Afin de prouver qu’elle était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui représente Alexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV à s’éloigner de Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se compose d’un rez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette pièce si démesurément vaste n’a pas plus de quinze pieds d’élévation. Elle est occupée par le corps de garde, et, du centre, l’escalier s’élève en tournant autour d’une des colonnes: c’est un petit escalier en fer, fort léger, large de deux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geôliers qui l’escortaient, Fabrice arriva à de vastes pièces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles années de sa vie. A l’une des extrémités de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la voûte sont entièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont ornés d’une quantité de têtes de morts en marbre blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées et placées sur deux os en sautoir. «Voilà bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d’idée de me montrer cela!»