Литмир - Электронная Библиотека

– Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l’aurais pas conseillé; mais dans les cœurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l’amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retardé que par cette corvée du ministère des finances dont j’ai eu la sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employées on peut faire la remise de bien des caisses. Rentrons, chère amie, et faisons de la fatuité ministérielle en toute liberté, et sans nulle retenue, c’est peut-être la dernière représentation que nous donnons en cette ville. S’il se croit bravé, l’homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-être de partir sans délai pour votre maison de Sacca, près du Pô, qui a l’avantage de n’être qu’à une demi-heure de distance des Etats autrichiens.

L’amour et l’amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux; elle regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre si puissant, environné de cette foule de courtisans qui l’accablaient d’hommages égaux à ceux qu’ils adressaient au prince lui-même, tout quitter pour elle et avec cette aisance!

En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle.

«Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans, c’est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-dessus de tout daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont elle vient d’être l’objet de la part du souverain!»

Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle:

– Il faut que je vous dise des nouvelles.

Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse s’éloignèrent.

– Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s’est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d’une soirée fort aimable, en vérité, que j’ai passée chez la Sanseverina. C ’est elle qui m’a prié de vous faire le détail de la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le prince, après s’être assis, s’est mis à faire la description de chacun de vos salons.

«Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie; malgré son esprit, elle n’a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner.

Ce prince n’était point un méchant homme, quoi qu’en pussent dire les libéraux d’Italie. A la vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d’entre eux, mais c’était par peur, et il répétait quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soirée dont nous venons de parler, il était tout joyeux, il avait fait deux belles actions: aller au jeudi et parler à sa femme. A dîner, il lui adressa la parole; en un mot, ce jeudi de Mme Sanseverina amena une révolution d’intérieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternée, et la duchesse eut une double joie: elle avait pu être utile à son amant et l’avait trouvé plus épris que jamais.

– Tout cela à cause d’une idée bien imprudente qui m’est venue! disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en vérité, mon cher comte, et vous faites mon bonheur.

CHAPITRE VII

C’est de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu’il faudrait remplir l’histoire des quatre années qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords du Pô; il y avait des moments bien doux, et l’on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite à Parme. La duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étourderies, mais en général Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite qu’on lui avait indiquée: un grand seigneur qui étudie la théologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A Naples, il s’était pris d’un goût très vif pour l’étude de l’antiquité, il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacé celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste de Tibère, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l’antiquité. La découverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu’il eût rencontré à Naples. Il avait l’âme trop haute pour chercher à imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôle d’amoureux. Sans doute il ne manquait point de maîtresses, mais elles n’étaient pour lui d’aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire de lui qu’il ne connaissait point l’amour; il n’en était que plus aimé. Rien ne l’empêchait d’agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie était toujours l’égale d’une autre femme jeune et jolie; seulement la dernière connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies en son honneur pendant la dernière année de son séjour, ce qui d’abord l’avait amusé, et avait fini par l’excéder d’ennui, tellement qu’un des bonheurs de son départ fut d’être délivré des attentions de la charmante duchesse d’A… Ce fut en 1821, qu’ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d’études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle il songeait souvent. Il était monsignore, et il avait quatre chevaux à sa voiture; à la poste avant Parme, il n’en prit que deux, et dans la ville fit arrêter devant l’église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche tombeau de l’archevêque Ascagne del Dongo, son arrière-grand-oncle, l’auteur de la généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva à pied au palais de la duchesse qui ne l’attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la laissa seule.

– Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: grâce à toi, j’ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m’ennuyer à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police.

La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l’eût pas reconnu à le voir passer dans la rue; elle le trouvait ce qu’il était en effet, l’un des plus jolis hommes de l’Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l’avait envoyé à Naples avec la tournure d’un hardi casse-cou; la cravache qu’il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être: maintenant il avait l’air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse. C’était un diamant qui n’avait rien perdu à être poli. Il n’y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d’autres bienfaits dont il n’osait parler d’une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d’œil le ministre le jugea favorablement.

– Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l’élever par la suite.

36
{"b":"125291","o":1}