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Fabrice ne sortit de l’église qu’après avoir préparé la confession qu’il se proposait de faire dès le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste péristyle en pierre qui s’élève sur la grande place en avant de la façade de Saint-Pétrone. Comme après un grand orage l’air est plus pur, ainsi l’âme de Fabrice était tranquille, heureuse et comme rafraîchie.

– Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à Ludovic en l’abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai répondu avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans l’église; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! où en sont nos affaires?

– Elles vont au mieux: j’ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d’un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement liée avec l’un des principaux agents de la police. Demain j’irai déclarer comme quoi nos passeports nous ont été volés; cette déclaration sera prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir s’il existe dans cette commune un nommé Ludovic San-Micheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, à Parme. Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien: nous sommes sauvés)

Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic de l’attendre un instant, rentra dans l’église presque en courant, et à peine y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux; il baisait humblement les dalles de pierre. «C’est un miracle, Seigneur, s’écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon âme disposée à rentrer dans le devoir, vous m’avez sauvé. Grand Dieu! il est possible qu’un jour je sois tué dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma mort de l’état où mon âme se trouve en ce moment.» Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les sept psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il s’approcha d’une vieille femme qui était assise devant une grande madone et à côté d’un triangle de fer placé verticalement sur un pied de même métal. Les bords de ce triangle étaient hérissés d’un grand nombre de pointes destinées à porter les petits cierges que la piété des fidèles allume devant la célèbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand Fabrice s’approcha; il plaça cette circonstance dans sa mémoire avec l’intention d’y réfléchir ensuite plus à loisir.

– Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.

– Deux bajocs pièce.

En effet ils n’étaient guère plus gros qu’un tuyau de plume, et n’avaient pas un pied de long.

– Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?

– Soixante-trois, puisqu’il y en a sept d’allumés.

«Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est à noter.» Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis se mit à genoux pour faire son offrande, et dit à la vieille femme en se relevant:

– C’est pour grâce reçue.

– Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.

– N’entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse de la maison ira vous acheter ce qu’il faut pour déjeuner; elle volera une vingtaine de sous et en sera d’autant plus attachée au nouvel arrivant.

– Ceci ne tend à rien moins qu’à me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d’un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise, il vit à une table voisine de celle où il était placé, Pépé, le premier valet de chambre de sa tante, celui-là même qui autrefois était venu à sa rencontre jusqu’à Genève. Fabrice lui fit signe de se taire; puis, après avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses lèvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisième fois notre héros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se promener sur la place.

– Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est horriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans quelque île du Pô; je vais lui expédier un courrier à l’instant même. Je vous cherche depuis six jours, j’en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les auberges.

– Avez-vous un passeport pour moi?

– J’en ai trois différents: l’un avec les noms et les titres de Votre Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisième sous un nom supposé, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expédition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Modène. Il ne s’agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir à l’auberge del Pelegrino, dont le maître est son ami.

Fabrice, ayant l’air de marcher au hasard, s’avança dans la nef droite de l’église jusqu’au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se fixèrent sur la madone de Cimabué, puis il dit à Pépé en s’agenouillant:

– Il faut que je rende grâces un instant.

Pépé l’imita. Au sortir de l’église, Pépé remarqua que Fabrice donnait une pièce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l’aumône; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirèrent sur les pas de l’être charitable les nuées de pauvres de tout genre qui ornent d’ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous voulaient avoir leur part du napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée qui l’entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s’il n’était pas vrai qu’il avait voulu donner son napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pépé, brandissant sa canne à pomme d’or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille.

– Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d’une voix plus perçante, donnez aussi un napoléon d’or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mâles, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite sédition. Toute cette foule horriblement sale et énergique criait:

– Excellence.

Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue; cette scène rappela son imagination sur la terre. «Je n’ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille.»

Deux femmes le suivirent jusqu’à la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San Michele in Bosco, fit le tour d’une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva à cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport où son signalement était noté d’une façon fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie. Fabrice y remarqua une petite tache d’encre rouge jetée, comme par hasard, au bas de la feuille vers l’angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion à ses trousses, à cause du titre d’Excellence que son compagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique son passeport ne portât aucun des titres qui donnent à un homme le droit de se faire appeler excellence par ses domestiques.

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