«Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu’on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.»
Clélia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l’effet de l’extrême bonheur; il voyait que l’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l’un de l’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient:C’est pour vous revoir que je suis revenu en prison:on va me juger.
Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui exprimer qu’elle ne devait jamais le revoir; elle l’avait promis à la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s’enfuit indignée et se jurant à elle-même que jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis de son vœu à la Madone:Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de brûler sur l’autel au moment de l’offrande, tandis qu’il disait la messe.
Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour Farnèse avait rendu à Clélia toutes ses anciennes façons d’agir. Elle passait ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprévu où l’avait jetée la vue de Fabrice, elle se mit à parcourir le palais, et pour ainsi dire à renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme très bavarde employée à la cuisine lui dit d’un air de mystère:
– Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.
– Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit Clélia; mais il sortira par la porte, s’il est acquitté.
– Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu’il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle.
Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme, et arrêta tout court son éloquence. Elle se dit qu’elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait être de dire à tout le monde que Fabrice était mort de maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le médecin de la prison, sorte d’honnête homme timide qui lui dit d’un air tout effaré que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin le trouva à la chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure renversée. Le dîner sonna. A table, il n’y eut pas une parole d’échangée entre les deux frères; seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques mots fort aigres à son frère. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.
– Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j’ai l’honneur de vous prévenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.
– Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!… Et la raison, s’il vous plaît?
– Ma conscience.
– Allez, vous n’êtes qu’un cabotin! vous ne connaissez rien à l’honneur.
«Fabrice est mort, se dit Clélia; on l’a empoisonné à dîner, ou c’est pour demain.» Elle courut à la volière, résolue de chanter en s’accompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l’on me pardonnera d’avoir violé mon vœu pour sauver la vie d’un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la volière, elle vit que les abat-jour venaient d’être remplacés par des planches attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plutôt criés que chantés. Il n’y eut de réponse d’aucune sorte; un silence de mort régnait déjà dans la tour Farnèse. «Tout est consommé», se dit-elle. Elle descendit hors d’elle-même, puis remonta afin de se munir du peu d’argent qu’elle avait et de petites boucles d’oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dîner, et qui avait été placé dans un buffet. «S’il vit encore, mon devoir est de le sauver.» Elle s’avança d’un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l’on venait seulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du rez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme était absent. Clélia s’élança sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d’une colonne; les soldats la regardèrent d’un air fort ébahi, mais, apparemment à cause de son châle de dentelle et de son chapeau, n’osèrent rien lui dire. Au premier étage il n’y avait personne; mais en arrivant au second, à l’entrée du corridor qui, si le lecteur s’en souvient, était fermé par trois portes en barreaux de fer et conduisait à la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier à elle inconnu, et qui lui dit d’un air effaré:
– Il n’a pas encore dîné.
– Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.
Cet homme n’osa l’arrêter. Vingt pas plus loin, Clélia trouva assis sur la première des six marches en bois qui conduisaient à la chambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit résolument:
– Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?
– Est-ce que vous ne me connaissez pas?
Clélia, en ce moment, était animée d’une force surnaturelle, elle était hors d’elle-même. «Je vais sauver mon mari», se disait-elle.
Pendant que le vieux guichetier s’écriait: «Mais mon devoir ne me permet pas…» Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la porte: une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table où était son dîner. Elle se précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit:
– As-tu mangé?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. «Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia s’enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers vont s’assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.»