Литмир - Электронная Библиотека

– Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. La duchesse se hâta d’obéir; aussitôt tous les papiers s’enflammèrent à la fois; il se fit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut évident qu’elle avait pris feu.

Le prince avait l’âme petite pour toutes les choses d’argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu’il contenait détruites; il courut à la fenêtre et appela la garde d’une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourus dans la cour à la voix du prince, il revint près de la cheminée qui attirait l’air de la fenêtre ouverte avec un bruit réellement effrayant; il s’impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.

La princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l’une vis-à-vis de l’autre, et gardant un profond silence.

«La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès est gagné.» Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses répliques, quand une pensée l’illumina; elle vit le second portefeuille intact. «Non, mon procès n’est gagné qu’à moitié!» Elle dit à la princesse, d’un air assez froid:

– Madame m’ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?

– Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.

– Dans la cheminée du salon; en les y jetant l’un après l’autre, il n’y a pas de danger.

La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille était celui des dépositions, mit dans son châle cinq ou six liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congé de la princesse.

– Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un échafaud.

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrée contre sa grande maîtresse.

Malgré l’heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il était au feu du château, mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.

– Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion.

– Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.

Le comte lut et pâlit.

– Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédure est fort adroitement faite, ils sont tout à fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s’il parle, nous avons un rôle difficile.

– Mais il ne parlera pas, s’écria la duchesse; c’est un homme d’honneur, celui-là: brûlons, brûlons.

– Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze témoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer.

– Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de ne rien dire à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.

– Par pusillanimité, et de peur d’une scène, il la tiendra.

– Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n’aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.

Le comte était amoureux, lui prit la main, s’exclama; il avait les larmes aux yeux.

– Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis excédée de fatigue, j’ai joué une heure la comédie sur le théâtre, et cinq heures dans le cabinet.

– Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse, qui n’étaient que de la faiblesse, par l’impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n’est pas encore en prison ou exilé, nous n’avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.

«Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de l’humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin vous êtes sa grande maîtresse, c’est-à-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher à faire prendre quelqu’un: tant qu’il n’a pas compromis le prince, il n’est sûr de rien.

«Il y a eu un homme blessé à l’incendie de cette nuit; c’est un tailleur, qui a, ma foi, montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le prince à s’appuyer sur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai armé jusqu’aux dents et j’aurai l’œil au guet; d’ailleurs ce jeune prince n’est point encore haï. Moi, je veux l’accoutumer à se promener dans les rues, c’est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son père; il remarquera les coups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud de statuaire l’a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d’esprit si de lui-même il ne fait pas cette réflexion: «Voilà ce qu’on gagne à faire prendre des jacobins.» A quoi je répliquerai: «Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France.»

«Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: «Hier soir, j’ai fait auprès de vous le service de ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vos ordres, j’ai encouru le déplaisir de la princesse; il faut que vous me payiez.» Il s’attendra à une demande d’argent, et froncera le sourcil; vous le laisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous pourrez; puis vous direz: «Je prie Votre Altesse d’ordonner que Fabrice soit jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les douze juges les plus respectés de vos Etats.» Et, sans perdre de temps, vous lui présenterez à signer une petite ordonnance écrite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu, la clause que la première sentence est annulée. A cela, il n’y a qu’une objection; mais, si vous menez l’affaire chaudement, elle ne viendra pas à l’esprit du prince. Il peut vous dire: «Il faut que Fabrice se constitue prisonnier à la citadelle.» A quoi vous répondrez: «Il se constituera prisonnier à la prison de la ville (vous savez que j’y suis le maître, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir).» Si le prince vous répond: «Non, sa fuite a écorné l’honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu’il rentre dans la chambre où il était», vous répondrez à votre tour: «Non, car là il serait à la disposition de mon ennemi Rassi». Et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l’auto-da-fé de cette nuit; s’il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours à votre château de Sacca.

«Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai déjà dit à notre ami Fabrice que j’ai retrouvé tous les témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce Giletti qui voulut l’assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le prince n’a pas voulu signer. J’ai dit à notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j’aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d’assassinat.

119
{"b":"125291","o":1}