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– Ces enfants, dit-il, ont été nourris dans la souffrance par des parents indignes. L’excès de leurs maux a causé la difformité de leur caractère. Il convient de redresser leurs torts avec une longue patience et une obstinée douceur.

– Seigneur évêque, répliqua Modernus, qui dans sa robe de chambre grelottait la fièvre et éternuait sous son bonnet de nuit, car sa baignade l’avait enrhumé, il se peut que leur méchanceté leur vienne de la méchanceté de leurs parents. Mais comment expliquez-vous, mon père, que les mauvais soins aient produit en chacun d’eux des vices différents, et pour ainsi dire contraires, et que l’abandon et le dénuement où ils ont été jetés avant d’être mis au saloir aient rendu l’un cupide, l’autre violent, le troisième visionnaire? Et c’est ce dernier qui, a votre place, seigneur, m’inquiéterait le plus.

– Chacun de ces enfants, répondit l’évêque, a fléchi par son endroit faible. Les mauvais traitements ont déformé leur âme dans les parties qui présentaient le moins de résistance. Redressons-les avec mille précautions, de peur d’augmenter le mal au lieu de le diminuer. La mansuétude, la clémence et la longanimité sont les seuls moyens qu’on doive jamais employer pour l’amendement des hommes, les hérétiques exceptés, bien entendu.

– Sans doute, mon seigneur, sans doute, répliqua Modernus, en éternuant trois fois. Mais il n’y a pas de bonne éducation sans castoiement, ni discipline sans discipline. Je m’entends. Et, si vous ne punissez pas ces trois mauvais garnements, ils deviendront pires qu’Hérode. C’est moi qui vous le dis.

– Modernus pourrait n’avoir pas tort, dit la dame Basine.

L’évêque ne répondit point. Il cheminait avec le diacre et la veuve, le long d’une haie d’aubépine, qui exhalait une agréable odeur de miel et d’amande amère. A un endroit un peu creux, où la terre recueillait l’eau d’une source voisine, il s’arrêta devant un arbuste, dont les rameaux serrés et tordus sa couvraient abondamment de feuilles découpées et luisantes et de blancs corymbes de fleurs.

– Regardez, dit-il, ce buisson touffu et parfumé, ce beau bois-de-mai, cette noble épine si vive et si forte; voyez qu’elle est plus copieuse en feuilles et plus glorieuse en fleurs, que toutes les autres épines de la haie. Mais observez aussi que l’écorce pâle de ses branches porte des épines en petit nombre, faibles, molles, épointées. D’où vient cela? C’est que, nourrie dans un sol humide et gras, tranquille et sûre des richesses qui soutiennent sa vie, elle a employé les sucs de la terre à croître sa puissance et sa gloire, et, trop robuste pour songer à s’armer contre ses faibles ennemis, elle est toute aux joies de sa fécondité magnifique et délicieuse. Faites maintenant quelques pas sur le sentier qui monte et tournez vos regards sur cet autre pied d’aubépine, qui, laborieusement sorti d’un sol pierreux et sec, languit, pauvre en bois, en feuilles, et n’a pensé, dans sa rude vie, qu’à s’armer et à se défendre contre les ennemis innombrables qui menacent les êtres débiles. Aussi n’est-il qu’un fagot d’épines. Le peu qui lui montait de sève, il l’a dépensé à construire des dards innombrables, larges à la base, durs, aigus, qui rassurent mal sa faiblesse craintive. Il ne lui est rien resté pour la fleur odorante et féconde. Mes amis, il en est de nous comme de l’aubépine. Les soins donnés à notre enfance nous font meilleurs. Une éducation trop dure nous durcit.

III

Quand il toucha à sa dix-septième année, Maxime remplit le saint évêque Nicolas de tribulation et le diocèse de scandale en formant et instruisant une compagnie de vauriens de son âge, en vue d’enlever les filles d’un village nommé les Grosses-Nattes, situé à quatre lieues au nord de Trinqueballe. L’expédition réussit merveilleusement. Les ravisseurs rentrèrent la nuit dans la ville, serrant contre leurs poitrines les vierges échevelées, qui levaient en vain au ciel des yeux ardents et des mains suppliantes. Mais quand les pères, frères et fiancés de ces filles ravies vinrent les chercher, elles refusèrent de retourner au pays natal, alléguant qu’elles y sentiraient trop de honte, et préférant cacher leur déshonneur dans les bras qui l’avaient causé. Maxime qui, pour sa part, avait pris les trois plus belles, vivait en leur compagnie dans un petit manoir dépendant de la mense épiscopale. Sur l’ordre de l’évêque, le diacre Modernus vint, en l’absence de leur ravisseur, frapper a leur porte, annonçant qu’il les venait délivrer. Elles refusèrent d’ouvrir, et comme il leur représentait l’abomination de leur vie, elles lui lâchèrent sur la tête une potée d’eau de vais selle avec le pot, dont il eut le crâne fêlé.

Armé d’une douce sévérité, le saint évêque Nicolas reprocha cette violence et ce désordre à Maxime:

– Hélas! lui dit-il, vous ai-je tiré du saloir pour la perte des vierges de Vervignole?

Et il lui remontra la grandeur de sa faute. Mais Maxime haussa les épaules et lui tourna le dos sans faire de réponse.

En ce moment-là, le roi Berlu, dans la quatorzième année de son règne, assemblait une puissante armée pour combattre les Mambourniens, obstinés ennemis de son royaume, et qui, débarqués en Vervignole, ravageaient et dépeuplaient les plus riches provinces de ce grand pays.

Maxime sortit de Trinqueballe sans dire adieu à personne. Quand il fut à quelques lieues de la ville, avisant dans un pâturage une jument assez bonne, à cela près qu’elle était borgne et boiteuse, il sauta dessus et lui fit prendre le galop. Le lendemain matin, rencontrant d’aventure un garçon de ferme, qui menait boire un grand cheval de labour, il mit aussitôt pied à terre, enfourcha le grand cheval, ordonna au garçon de monter la jument borgne et de le suivre, lui promettant de le prendre pour écuyer s’il était content de lui. Dans cet équipage Maxime se présenta au roi Berlu, qui agréa ses services. Il devint en peu de jours un des plus grands capitaines de Vervignole.

Cependant Sulpice donnait au saint évêque des sujets d’inquiétude plus cruels peut-être et certainement plus graves; car si Maxime péchait grièvement, il péchait sans malice et offensait Dieu sans y prendre garde et, pour ainsi dire, sans le savoir. Sulpice mettait à mal faire une plus grande et plus étrange malice. Se destinant dès l’enfance à l’état ecclésiastique, il étudiait assidûment les lettres sacrées et profanes; mais son âme était un vase corrompu où la vérité se tournait en erreur. Il péchait en esprit; il errait en matière de foi avec une précocité surprenante; à l’âge où l’on n’a pas encore d’idées, il abondait en idées fausses. Une pensée lui vint, suggérée sans doute par le diable. Il réunit dans une prairie appartenant à l’évêque une multitude de jeunes garçons et de jeunes filles de son âge et, monté sur un arbre, les exhorta à quitter leurs père et mère pour suivre Jésus-Christ et à s’en aller par bandes dans les campagnes, brûlant prieurés et presbytères afin de ramener l’Église à la pauvreté évangélique. Cette jeunesse, émue et séduite, suivit le pécheur sur les routes de Vervignole, chantant des cantiques, incendiant les granges, pillant les chapelles, ravageant les terres ecclésiastiques. Plusieurs de ces insensés périrent de fatigue, de faim et de froid, ou assommés par les villageois. Le palais épiscopal retentissait des plaintes des religieux et des gémissements des mères. Le pieux évêque Nicolas manda le fauteur de ces désordres et, avec une mansuétude extrême et une infinie tristesse, lui reprocha d’avoir abusé de la parole pour séduire les esprits, et lui représenta que Dieu ne l’avait pas tiré du saloir pour attenter aux biens de notre sainte mère l’Église.

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