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HISTOIRE DE LA DUCHESSE DE CICOGNE ET DE M. DE BOULINGRIN QUI DORMIRENT CENT ANS EN COMPAGNIE DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT

I

L’histoire de la Belle-au -Bois-dormant est bien connue; on en a d’excellents récits en vers et en prose. Je n’entreprendrai pas de la conter de nouveau; mais, ayant eu communication de plusieurs mémoires du temps, restés inédits, j’y ai trouvé des anecdotes relatives au roi Cloche et à la reine Satine, dont la fille dormit cent ans, ainsi qu’a divers personnages de la Cour qui partagèrent le sommeil de la princesse. Je me propose de communiquer au public ce qui, dans ces révélations, m’a paru le plus intéressant.

Après plusieurs années de mariage, la reine Satine donna au roi son époux une fille qui reçut les noms de Paule-Marie-Aurore. Les fêtes du baptême furent réglées, par le duc des Hoisons, grand maître des cérémonies, d’après un formulaire qui datait de l’empereur Honorius et ou l’on ne pouvait rien déchiffrer tant il était moisi et rongé des rats.

Il y avait encore des fées en ce temps-là, et celles qui étaient titrées allaient à la Cour. Sept d’entre elles furent priées d’être marraines, la reine Titania, la reine Mab, la sage Viviane, élevée par Merlin dans l’art des enchantements, Mélusine, dont Jean d’Arras écrivit l’histoire et qui devenait serpente tous les samedis (mais le baptême se fit un dimanche), Urgèle, la blanche Anna de Bretagne et Mourgue qui emmena Ogier le Danois dans le pays d’Avalon.

Elles parurent au château en robes couleur du temps, du soleil, de la lune, et des nymphes, et tout étincelantes de diamants et de perles. Comme chacun prenait place à table, on vit entrer une vieille fée, nommée Alcuine, qu’on n’avait pas invitée.

– Ne vous fâchez pas, madame, lui dit le roi, de n’être point parmi les personnes priées à cette fête; on vous croyait enchantée ou morte.

Les fées mouraient sans doute puisqu’elles vieillissaient. Elles ont toutes fini par mourir et chacun sait que Mélusine est devenue en enfer «souillarde de cuisine». Par l’effet d’un enchantement, elles pouvaient être enfermées dans un cercle magique, dans un arbre, dans un buisson, dans une pierre, ou changées en statue, en biche, en colombe, en tabouret, en bague, en pantoufle. Mais en réalité ce n’était pas parce qu’on la pensait enchantée ou trépassée, qu’on n’avait pas invité la fée Alcuine; c’était qu’on avait jugé sa présence au banquet contraire à l’étiquette. Madame de Maintenon a pu dire sans la moindre exagération qu’«il n’y a point dans les couvents d’austérités pareilles à celles auxquelles l’étiquette de la Cour assujettit les grands». Conformément au royal vouloir de son souverain, le duc des Hoisons, grand maître des cérémonies, s’était refusé à prier la fée Alcuine, à qui manquait un quartier de noblesse pour être admise à la Cour. Aux ministres d’État représentant qu’il était de la plus grande importance de ménager cette fée vindicative et puissante, dont on se faisait une ennemie dangereuse en l’excluant des fêtes, le roi avait répondu péremptoirement qu’il ne saurait l’inviter puisqu’elle n’était pas née.

Ce malheureux monarque, plus encore que ses prédécesseurs, était esclave de l’étiquette. Son obstination a soumettre les plus grands intérêts et les devoirs les plus pressants aux moindres exigences d’un cérémonial suranné a plus d’une fois causé à la monarchie de graves dommages et fait courir au royaume de redoutables périls. De tous ces périls et de tous ces dommages, ceux auxquels Cloche exposait sa maison en refusant de faire fléchir l’étiquette en faveur d’une fée sans naissance, mais illustre et redoutable, n’étaient ni les plus difficiles à prévoir ni les moins urgents à conjurer.

La vieille Alcuine, enragée du mépris qu’elle essuyait, jeta à la princesse Aurore un don funeste. A quinze ans, belle comme le jour, cette royale enfant devait mourir d’une blessure fatale, causée par un fuseau, arme innocente aux mains des femmes mortelles, mais terrible quand les trois Sœurs filandières y tordent et y enroulent le fil de nos destinées et les fibres de nos cœurs.

Les sept marraines fées purent adoucir, mais non pas abolir l’arrêt d’Alcuine; et le sort de la princesse fut ainsi fixé: «Aurore se percera la main d’un fuseau; elle n’en mourra pas, mais elle tombera dans un sommeil de cent ans dont le fils d’un roi viendra la réveiller.»

II

Currite ducentes subtemina, currite, fusi. (CAT)

Anxieusement, le roi et la reine interrogèrent sur l’arrêt qui frappait la princesse au berceau toutes les personnes de savoir et de sens, notamment M. Gerberoy, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et le docteur Gastinel, accoucheur de la reine.

– Monsieur Gerberoy, demanda Satine, peut-on bien dormir cent ans?

– Madame, répondit l’académicien, nous avons des exemples de sommeils plus ou moins longs, dont je puis citer quelques-uns à Votre Majesté. Épiménide de Cnossos naquit des amours d’un mortel et d’une nymphe. Étant encore enfant, il fut envoyé par Dosiadès, son père, garder les troupeaux dans la montagne. Quand les ardeurs de midi embrasèrent la terre, il se coucha dans une grotte obscure et fraîche et s’y endormit d’un sommeil qui dura cinquante-sept ans. Il étudia les vertus des plantes et mourut à cent cinquante quatre ans, selon les uns, à deux cent quatre-vingt dix-neuf, selon les autres.

«L’histoire des sept dormants d’Éphèse est rapportée par Théodore et Rufin dans un écrit scellé de deux sceaux d’argent. En voici les principaux faits, rapidement exposés. L’an 25, après Jésus-Christ, sept officiers de l’empereur Decius, qui avaient embrassé la religion chrétienne, distribuèrent leurs biens aux pauvres, se réfugièrent sur le mont Célion et s’endormirent tous les sept dans une caverne. Sous le règne de Théodore, l’évêque d’Éphèse les y trouva brillants comme des roses. Ils avaient dormi cent quarante-quatre ans.

«Frédéric Barberousse dort encore. Dans une crypte, sous les ruines d’un château, au milieu d’une épaisse forêt, il est assis devant une table dont sa barbe fait sept fois le tour. Il se réveillera pour chasser les corbeaux qui croassent autour de la montagne.

«Voilà, madame, les plus grands dormeurs dont l’histoire ait gardé le souvenir.

– Ce sont là des exceptions, répliqua la reine. Vous, monsieur Gastinel, qui pratiquez la médecine, Avez-vous vu des personnes dormir cent ans?

– Madame, répondit l’accoucheur, je n’en ai pas vu précisément et je ne pense pas en voir jamais; mais j’ai observé des cas curieux de léthargie que je puis, si elle le désire, porter à la connaissance de votre Majesté. Il y a dix ans, une demoiselle Jeanne Caillou, reçue à l’Hôtel Dieu, y dormit six années consécutives. J’ai moi-même observé la fille Léonide Montauciel, qui s’endormit le jour de Pâques de l’an 61 pour ne s’éveiller qu’au jour de Pâques de l’année suivante.

– Monsieur Gastinel, demanda le roi, la pointe d’un fuseau peut-elle causer une blessure qui fasse dormir cent ans?

– Sire, ce n’est pas probable, répondit M. Gastinel, mais dans le domaine de la pathologie, nous ne pouvons jamais dire avec assurance: «Cela sera, cela ne sera pas.»

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