Les paroles qu’il adressa à Jeanne de Lespoisse traduisirent les impressions et les désirs qui agitaient son âme. Les voici textuellement:
– Je n’ai rien de caché pour vous, madame, et je croirais vous offenser en ne vous remettant pas toutes les clefs d’une demeure qui vous appartient. Vous pouvez donc entrer dans ce petit cabinet comme dans toutes les autres chambres de ce logis; mais, si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien, pour m’obliger et en considération des idées douloureuses que j’y attache et des mauvais présages que ces idées font naître malgré moi dans mon esprit. Je serais désolé qu’il vous arrivât malheur ou que je pusse encourir votre disgrâce, et vous excuserez, madame, ces craintes, heureusement sans raison, comme l’effet de ma tendresse inquiète et de mon vigilant amour.
Sur ces mots, le bon seigneur embrassa son épouse et partit en poste pour le Perche.
«Les voisines et les bonnes amies, dit Charles Perrault, n’attendirent pas qu’on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d’impatience de voir toutes les richesses de sa maison. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres; elles ne cessaient d’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie.»
Tous les historiens qui ont traité ce sujet ajoutent que madame de Montragoux ne se divertissait pas a voir toutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avait d’aller ouvrir le petit cabinet. Rien n’est plus vrai et, comme l’a dit Perrault, «elle fut si pressée de sa curiosité que, sans considérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois». Le fait n’est pas douteux. Mais ce que personne n’a dit, c’est qu’elle n’était si impatiente de pénétrer en ce lieu que parce que le chevalier de la Merlus l’y attendait.
Depuis son établissement au château des Guillettes elle rejoignait dans le petit cabinet ce jeune gentilhomme tous les jours et plutôt deux fois qu’une, sans se lasser de ces entretiens si peu convenables à une jeune mariée. Il est impossible d’hésiter sur la nature des relations nouées entre Jeanne et le chevalier: elles n’étaient point honnêtes; elles n’étaient point innocentes. Hélas! si la dame de Montragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute, elle encourrait le blâme de la postérité: mais le moraliste le plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait en faveur d’une si jeune femme les mœurs du siècle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaise éducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille. Les sages lui pardonneraient une faute trop douce pour mériter leurs rigueurs; ses torts eussent paru trop ordinaires pour être de grands torts et tout le monde eût pensé qu’elle avait fait comme les autres. Mais Jeanne de Lespoisse, non contente d’attenter à l’honneur de son mari, ne craignit point d’attenter à sa vie.
C’est dans le petit cabinet, autrement nommé cabinet des princesses infortunées, que Jeanne de Lespoisse, dame de Montragoux, concerta avec le chevalier de la Merlus la mort d’un époux fidèle et tendre. Elle déclara plus tard que, en entrant dans cette salle, elle y vit suspendus les corps de six femmes assassinées, dont le sang figé couvrait les dalles, et que, reconnaissant en ces malheureuses les six premières femmes de la Barbe-Bleue, elle avait prévu le sort qui l’attendait elle-même. Ce seraient, en ce cas, les peintures des murailles qu’elle aurait prises pour des cadavres mutilés et il faudrait comparer ses hallucinations à celles de lady Macbeth. Mais il est extrêmement probable que Jeanne imagina ce spectacle affreux pour le retracer ensuite et justifier les assassins de son époux en calomniant leur victime. La perte de M. de Montragoux fut résolue. Certaines lettres que j’ai sous les yeux m’obligent à croire que la dame Sidonie de Lespoisse participa au complot. Quant à sa fille aînée, on peut dire qu’elle en fut l’âme. Anne de Lespoisse était la plus méchante de la famille. Elle demeurait étrangère aux faiblesses des sens et restait chaste au milieu des débordements de sa maison; non qu’elle se refusât des plaisirs qu’elle jugeait indignes d’elle, mais parce qu’elle n’éprouvait de plaisir que dans la cruauté. Elle engagea ses deux frères, Pierre et Cosme, dans l’entreprise par la promesse d’un régiment.
V
Il nous reste à retracer, d’après des documents authentiques et de sûrs témoignages, le plus atroce, le plus perfide et le plus lâche des crimes domestiques, dont le souvenir soit venu jusqu’à nous. L’assassinat dont nous allons exposer les circonstances, ne saurait être comparé qu’au meurtre commis dans la nuit du 9 mars 1449 sur la personne de Guillaume de Flavy par Blanche d’Overbreuc, sa femme, qui était jeune et menue, le bâtard d’Orbandas et le barbier Jean Bocquillon. Ils étouffèrent Guillaume sous l’oreiller, l’assommèrent à coups de bûche, et le saignèrent au cou comme un veau. Blanche d’Overbreuc prouva que son mari avait résolu de la faire noyer, tandis que Jeanne de Lespoisse livra à d’infâmes scélérats un époux qui l’aimait. Nous rapporterons les faits aussi sobrement que possible. La Barbe-Bleue revint un peu plus tôt qu’on ne l’attendait. C’est ce qui a fait croire bien faussement que, en proie aux soupçons d’une noire jalousie, il voulait surprendre sa femme. Joyeux et confiant, s’il pensait lui faire une surprise, c’était une surprise agréable. Sa tendresse, sa bonté, son air joyeux et tranquille eussent attendri les cœurs les plus féroces. Le chevalier de la Merlus et toute cette race exécrable de Lespoisse n’y virent qu’une facilité pour attenter à sa vie et s’emparer de ses richesses, encore accrues d’un nouvel héritage. Sa jeune épouse l’accueillit d’un air souriant, se laissa accoler et conduire dans la chambre conjugale et fit tout au gré de l’excellent homme. Le lendemain matin elle lui remit le trousseau de clefs qui lui avait été confié. Mais il y manquait celle du cabinet des princesses infortunées, qu’on appelait d’ordinaire le petit cabinet. La Barbe-Bleue la réclama doucement. Et, après avoir quelque temps différé, sur divers prétextes, Jeanne la lui remit.
Ici se pose une question qu’il n’est pas possible de trancher sans sortir du domaine circonscrit de l’histoire pour entrer dans les régions indéterminées de la philosophie. Charles Perrault dit formellement que la clef du petit cabinet était fée, ce qui veut dire qu’elle était enchantée, magique, douée de propriétés contraires aux lois naturelles, telles du moins que nous les concevons. Or, nous n’avons pas de preuves du contraire. C’est ici le lieu de rappeler le précepte de mon illustre maître, M. du Clos des Lunes, membre de l’Institut: «Quand le surnaturel se présente, l’historien ne doit point le rejeter.» Je me contenterai donc de rappeler, au sujet de cette clef, l’opinion unanime des vieux biographes de la Barbe-Bleue; tous affirment qu’elle était fée. Cela est d’un grand poids. D’ailleurs cette clef n’est pas le seul objet créé par l’industrie humaine qu’on ait vu doué de propriétés merveilleuses. La tradition abonde en exemples d’épées fées. L’épée d’Arthur était fée. Celle de Jeanne d’Arc était fée, au témoignage irrécusable de Jean Chartier; et la preuve qu’en donne cet illustre chroniqueur, c’est que, quand la lame eut été, rompue, les deux morceaux refusèrent de se laisser réunir de nouveau, quelque effort qu’y fissent les plus habiles armuriers. Victor Hugo parle, en un de ses poèmes, de ces «escaliers fées, qui sous eux s’embrouillent toujours». Beaucoup d’auteurs admettent même qu’il y a des hommes fées qui peuvent se changer en loups. Nous n’entreprendrons pas de combattre une croyance si vive et si constante, et nous nous garderons de décider si la clef du petit cabinet était fée ou ne l’était pas, laissant au lecteur avisé le soin de discerner notre opinion là-dessus, car notre réserve n’implique pas notre incertitude, et c’est en quoi elle est méritoire. Mais où nous nous retrouvons dans notre propre domaine, ou pour mieux dire dans notre juridiction, où nous redevenons juges des faits, arbitres des circonstances, c’est quand nous lisons que cette clef était tachée de sang. L’autorité des textes ne s’imposera pas à nous jusqu’à nous le faire croire. Elle n’était point tachée de sang. Il en avait coulé dans le petit cabinet, mais en un temps déjà lointain. Qu’on l’eût lavé ou qu’il eût séché, la clef n’en pouvait être teinte, et ce que, dans son trouble, l’épouse criminelle prit sur l’acier pour une tache de sang était un reflet du ciel encore tout empourpré des roses de l’aurore. M. de Montragoux ne s’aperçut pas moins, à la vue de la clef, que sa femme était entrée dans le petit cabinet. Il observa, en effet, que cette clef apparaissait maintenant plus nette et plus brillante que lorsqu’il l’avait donnée, et pensa que ce poli ne pouvait venir que de l’usage.