Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– La neurasthénie, dit Machellier, véritable Protée pathologique…

Mais le roi les congédia tous deux.

Quand ils furent partis:

– Sire, dit M. de Saint-Sylvain, premier secrétaire des commandements, consultez le docteur Rodrigue.

– Oui, Sire, dit M. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue. Il n’y a que cela à faire.

A cette époque le docteur Rodrigue étonnait l’univers. On le voyait presque en même temps dans tous les pays du globe. Il faisait payer ses visites d’un prix tel que les milliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses confrères du monde entier, quoi qu’ils pussent penser de son savoir et de son caractère, parlaient avec respect d’un homme qui avait porté à une hauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins; plusieurs préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder et les appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa célébrité mondiale. Mais, comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure de sa thérapeutique les produits de laboratoire et les préparations des officines pharmaceutiques, Comme il n’observait jamais les formules du codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarrerie déconcertante et des singularités inimitables.

M. de Saint-Sylvain, sans avoir pratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait comme en Dieu.

Il supplia le roi de faire appeler le docteur qui opérait des miracles. Ce fut en vain.

– Je m’en tiens, dit Christophe V, à Saumon et Machellier, je les connais, je sais qu’ils ne sont capables de rien; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ce Rodrigue.

II LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE

Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deux médecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrent tout à fait insupportables; du plus loin qu’il voyait les belles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieux du docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées sur le crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournait farouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurs potions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient la chambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plus rien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais il prit grand soin d’observer au rebours leurs prescriptions: il demeurait étendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ils lui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à la diète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation; et montrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’en pouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver. Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecine est un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on les prenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais il n’en allait pas mieux.

Ses douleurs abondantes et variées ne le quittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’était établie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse et guerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, y transportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs par milliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges, donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés. Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de ses mandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.

– Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain, faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.

Mais le roi haussa les épaules et, dans un moment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et se remit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule et prit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alors dans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. A la suite de cette abstinence et de ces soins, il fut saisi d’un tel accès de suffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux de la tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visage congestionné y faisait un cadran rouge.

– C’est le plexus cardiaque qui est en pleine révolte, dit le professeur Machellier.

– En grande effervescence, ajouta le docteur Saumon.

M. de Saint-Sylvain trouva l’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteur Rodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecin de plus.

– Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteur Rodrigue n’est pas un médecin.

– Ah! s’écria Christophe V, ce que vous dites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et me prévient en sa faveur. Il n’est pas médecin? Qu’est-il?

– Un savant, un homme de génie, Sire, qui a découvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant et qui les applique à la médecine.

Mais, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, le roi invita le secrétaire de ses commandements à ne lui plus parler de ce charlatan.

Jamais, fit-il, jamais je ne le recevrai, jamais!

Christophe V passa l’été d’une façon supportable. Il fit une croisière à bord d’un yacht de deux cents tonneaux, avec madame de la Poule habillée en mousse. Il y reçut à déjeuner un président de la république, un roi et un empereur et y assura, de concert avec eux, la paix du monde. I1 lui était fastidieux de fixer les destins des peuples; mais, ayant trouvé dans la cabine de madame de la Poule un vieux roman pour les petites ouvrières, il le lut avec un intérêt passionné qui, durant quelques heures, lui procura l’oubli délicieux des choses réelles. Enfin, hors quelques migraines, des névralgies, des rhumatismes et l’ennui de vivre, il se porta passablement. L’automne le rendit à ses anciennes tortures. Il endurait l’horrible supplice d’un homme pris dans glaces depuis les pieds jusqu’à la ceinture et le buste enveloppé de flammes, Pourtant, ce qu’il subissait avec plus d’horreur encore et d’épouvante, c’était des sensations qu’il ne pouvait exprimer, des états indicibles. Il y en avait, disait-il, qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il était dévoré d’anémie et sa faiblesse croissait chaque jour sans diminuer sa capacité de souffrir.

– Monsieur de Saint-Sylvain, dit-il un matin, après une mauvaise nuit vous m’avez plusieurs fois parle du docteur Rodrigue Faites-le venir.

Le docteur Rodrigue était à ce moment-là, signalé au Cap, à Melbourne, a Saint-Pétersbourg. Des câblogrammes et des radiogrammes furent aussitôt envoyés dans ces directions. Une semaine ne s’était pas écoulée que le roi réclamait le docteur Rodrigue avec instance. Les jours qui suivirent, il demandait a toute minute: «Ne viendra-t-il pas bientôt?» On lui représenta que sa Majesté n’était pas un client à dédaigner et que Rodrigue voyageait avec une rapidité prodigieuse. Mais rien ne pouvait calmer l’impatience du malade.

– Il ne viendra pas, soupirait-il; vous verrez qu’il ne viendra pas!

Une dépêche arriva de Gênes, annonçant que Rodrigue prenait passage à bord du Preussen. Trois jours après, le docteur mondial, après avoir fait à ses collègues Saumon et Machellier une visite de déférence insolente, se présenta au palais.

19
{"b":"125272","o":1}