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Mais Saint-Sylvain s’éleva vivement contre cette manière de comprendre la formule du docteur Rodrigue.

– Y pensez-vous, Quatrefeuilles? s’écria-t-il, une chemise de femme ne procurerait au roi qu’un bonheur de femme qui ferait sa misère et sa honte. Je n’examinerai pas ici, Quatrefeuilles, si la femme est plus capable de bonheur que l’homme. Ce n’est ni le lieu ni le temps: il est l’heure d’aller dîner. Les physiologistes attribuent à la femme une sensibilité plus exquise que la nôtre; mais ce sont là des généralités transcendantes qui passent par-dessus les têtes et n’embrassent personne. Je ne sais pas si, comme vous semblez le croire, notre société polie est mieux faite pour le bonheur des femmes que pour celui des hommes. J’observe que, dans notre monde, elles n’élèvent pas leurs enfants, ne dirigent pas leur ménage, ne savent rien, ne font rien, et se tuent de fatigue: elles se consument à briller, c’est un sort de chandelle; j ignore s’il est enviable.

Mais ce n’est pas la question. Peut-être qu’un jour il n’y aura plus qu’un sexe; peut-être qu’il y en aura trois ou même davantage. Dans ce cas, la morale sexuelle en sera plus riche, plus diverse et plus abondante. En attendant, nous avons deux sexes; il se trouve beaucoup de l’un dans l’autre, beaucoup de l’homme dans la femme et beaucoup de la femme dans l’homme. Toutefois, ils sont distincts; ils ont chacun leur nature, leurs mœurs et leurs lois, leurs plaisirs et leurs peines.

Si vous féminisez son idée du bonheur, de quel œil glace notre roi regardera-t-il désormais madame de la Poule?… Et peut-être enfin, par son hypocondrie et par sa mollesse, en viendra-t-il à compromettre l’honneur de notre glorieuse patrie. Est-ce donc ce que vous voulez, Quatrefeuilles?

«Jetez les yeux, dans la galerie du palais royal, sur l’histoire d’Hercule en tapisserie des Gobelins, et voyez ce qui est arrivé à ce héros particulièrement malheureux en chemises, il mit, par caprice, celle d’Omphale et ne sut plus que filer la laine. C’est la destinée que votre imprudence prépare à notre illustre monarque.

– Oh! oh! fit le premier écuyer, mettons que je n’aie rien dit et n’en parlons plus.

IV JERONIMO

L’ambassade d’Espagne étincelait dans la nuit. Du reflet de ses lumières elle dorait les nuées. Des guirlandes de feu, bordant les allées du parc, donnaient aux feuillages voisins la transparence et l’éclat de l’émeraude. Des feux de Bengale rougissaient le ciel au-dessus des grands arbres noirs. Un orchestre invisible jetait des sons voluptueux a la brise légère. La foule élégante des invités couvrait la pelouse; les fracs s’agitaient dans I ombre; les habits militaires brillaient de cordons et de croix; des formes claires glissaient avec grâce sur l’herbe, traînant leurs parfums derrière elles.

Quatrefeuilles, avisant deux illustres hommes d’État, le président du conseil et son prédécesseur qui causaient ensemble sous la statue de la Fortune, pensait les aborder. Mais Saint-Sylvain l’en dissuada.

– Ils sont tous deux infortunés, lui dit-il; l’un ne se console pas d’avoir perdu le pouvoir, l’autre tremble de le perdre. Et leur ambition est d’autant plus misérable qu’ils sont l’un et l’autre plus libres et plus puissants dans une condition privée que dans l’exercice du pouvoir, ou ils ne peuvent se maintenir que par une humble et déshonorante soumission aux caprices des Chambres, aux passions aveugles du peuple et aux intérêts des gens de finance. Ce qu’ils poursuivent avec tant d’ardeur, c’est leur pompeux abaissement. Ah! Quatrefeuilles, restez avec vos piqueux, vos chevaux et vos chiens et n’aspirez pas à gouverner les hommes.

Ils s’éloignèrent. A peine avaient-ils fait quelques pas que, attirés par des fusées de rite jaillies d’un bosquet, ils y entrèrent et trouvèrent sous la charmille, assis sur quatre chaises, un gros homme débraillé qui, d’une voix chaude, faisait des contes a une assemblée nombreuse, suspendue à ses lèvres de satyre antique et penchés sur son visage surhumain, qu’on eût dit barbouillé de la lie dionysiaque. C’était l’homme le plus célèbre du royaume et le seul populaire, Jeronimo. Il parlait abondamment, joyeusement, richement lançait des propos en l’air, enfilait des histoires, les unes excellentes, les autres moins bonnes, mais qui faisaient rire. Il contait qu’un jour, à Athènes, la révolution sociale s’accomplit, que les biens furent partagés et les femmes mises en commun, mais que bientôt les laides et les vieilles se plaignirent d’être négligées et qu’on fit alors, en leur faveur, une loi obligeant les hommes à passer par elles pour arriver aux jeunes et aux jolies; et il décrivait avec une robuste gaieté des hymens comiques, des embrassements grotesques et les courages épouvantés des jeunes hommes a l’aspect de leurs amantes chassieuses et roupieuses, qui semblaient casser des noisettes entre leur nez et leur menton. Puis il disait des histoires grasses et salées, des histoires de juifs allemands, de curés, de paysans, toute une ribambelle de propos récréatifs et de joyeux devis.

Jeronimo était un prodigieux instrument oratoire. Quand il parlait, toute sa personne, des pieds à la tête, parlait, et jamais le jeu du discours n’avait été si complet dans un orateur. Tour à tour grave, enjoué, sublime, bouffon, il avait toutes les éloquences, et ce même homme qui sous la charmille débitait en comédien consommé, pour des oisifs et pour lui-même, toutes sortes d’amusantes facéties, la veille, à la Chambre, soulevait de sa voix puissante les clameurs et les applaudissements, faisait trembler les ministres et palpiter les tribunes et des échos de son dis cours agitait sa patrie. Adroit dans sa violence et calculé dans ses emportements, il était devenu chef de l’opposition sans se brouiller avec le pou voir et, travaillant dans le peuple, fréquentait l’aristocratie. On le disait l’homme du temps. Il était l’homme de l’heure. son esprit se proportionnait toujours au moment et au lieu. Il pensait à propos; son génie vaste et commun correspondait à la communauté des citoyens; sa médiocrité énorme effaçait toutes les petitesses et toutes les grandeurs environnantes: on ne voyait que lui. Sa santé seule aurait dû assurer son bonheur; elle était solide et massive comme son âme. Grand buveur, grand amateur de chair rôtie et de chair fraîche, il s’entretenait en joie et prenait une part léonine des plaisirs de ce monde. En l’entendant conter ses merveilleuses histoires, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain riaient comme les autres et, se tâtant du coude, lorgnaient du coin de l’œil la chemise sur laquelle Jeronimo avait libéralement répandu les sauces et les vins d’un joyeux repas.

L’ambassadeur d’un peuple orgueilleux, qui marchandait au roi Christophe son amitié intéressée, passait alors, superbe et solitaire, sur la pelouse. Il s’approcha du grand homme et s’inclina légèrement devant lui. Aussitôt Jeronimo se transforma: une sereine et douce gravité, un calme souverain se répandit sur son visage et les sonorités éteintes de sa voix flattèrent des plus nobles caresses du langage l’oreille de l’ambassadeur. Toute son attitude exprimait l’entente des affaires extérieures, l’esprit des congrès et des conférences; il n’était jusqu’à sa cravate en ficelle, sa chemise bouffante et son pantalon éléphantique qui ne prissent par miracle la dignité diplomatique et l’air des ambassades.

Les invités s’écartèrent et les deux illustres personnages causèrent longtemps ensemble sur un ton amical, et parurent sur un pied d’intimité qui fut très observé et très commenté par les hommes politiques et les dames de la «carrière».

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