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– Considérez, mon fils, lui dit-il, la grandeur de votre faute. Vous paraissez devant votre pasteur tout chargé de troubles, de séditions et de meurtres.

Mais le jeune Sulpice, gardant un calme épouvantable, répondit d’une voix assurée qu’il n’avait point péché ni offensé Dieu, mais au contraire agi sur le commandement du Ciel pour le bien de l’Église. Et il professa, devant le pontife consterné, les fausses doctrines des Manichéens, des Ariens, des Nestoriens, des Sabelliens, des Vaudois, des Albigeois et des Bégards, si ardent à embrasser ces monstrueuses erreurs, qu’il ne s’apercevait pas que, contraires les unes aux autres, elles s’entre dévoraient sur le sein qui les réchauffait.

Le pieux évêque s’efforça de ramener Sulpice dans la bonne voie; mais il ne put vaincre l’obstination de ce malheureux.

Et, l’ayant congédié, il s’agenouilla et dit:

– Je vous rends grâce, Seigneur, de m’avoir donné ce jeune homme comme une meule où s’aiguisent ma patience et ma charité.

Tandis que deux des enfants tirés du saloir lui causaient tant de peine, saint Nicolas recevait du troisième quelque consolation. Robin ne se montrait ni violent dans ses actes ni superbe en ses pensées. Il n’était pas de sa personne dru et rubicond ainsi que Maxime le capitaine; il n’avait pas l’air audacieux et grave de Sulpice. De petite apparence, mince, jaune, plissé, recroquevillé, d’humble maintien, révérencieux et vérécondieux, s’appliquait à rendre de bons offices à l’évêque gens d’Église, aidant les clercs à tenir les comptes de la mense épiscopale, faisant, au moyen de boules enfilées dans des tringles, des calculs compliqués, et même il multipliait et divisait des nombres, sans ardoise ni crayon, de tête, avec une rapidité et une exactitude qu’on eût admirées chez un vieux maître des monnaies et des finances. C’était un plaisir pour lui de tenir les livres du diacre Modernus qui, se faisant vieux, brouillait les chiffres et dormait sur son pupitre. Pour obliger le seigneur évêque et lui procurer de l’argent, il n’était peine ni fatigue qui lui coûtât: il apprenait des Lombards à calculer les intérêts simples et composés d’une somme quelconque pour un jour, une semaine, un mois, une année; il ne craignait pas de visiter, dans les ruelles noires du Ghetto, les juifs sordides, afin d’apprendre, en conversant avec eux, le titre des métaux, le prix des pierres précieuses et l’art de rogner les monnaies. Enfin, avec un petit pécule qu’il s’était fait par merveilleuse industrie, il suivait en Vervignole, en Mondousiane et jusqu’en Mambournie, les foires, les tournois, les pardons, les jubilés où affluaient de toutes les parties de la chrétienté des gens de toutes conditions, paysans, bourgeois, clercs et seigneurs; il y faisait le change des monnaies et revenait chaque fois un peu plus riche qu’il n’était allé. Robin ne dépensait pas l’argent qu’il gagnait, mais l’apportait au seigneur évêque.

Saint Nicolas était très hospitalier et très aumônier; il dépensait ses biens et ceux de l’Église en viatiques aux pèlerins et secours aux malheureux. Aussi se trouvait-il perpétuellement à court d’argent; et il était très obligé à Robin de l’empressement et de l’adresse avec lesquels ce jeune argentier lui procurait les sommes dont il avait besoin. Or la pénurie ou, par sa magnificence et sa libéralité s’était mis le saint évêque, fut bien aggravée par le malheur des temps. La guerre qui désolait la Vervignole ruina l’église de Trinqueballe. Les gens d’armes battaient la campagne autour de la ville, pillaient les fermes, rançonnaient les paysans, dispersaient les religieux, brûlaient les châteaux et les abbayes. Le clergé, les fidèles ne pouvaient plus participer aux frais du culte, et, chaque jour, des milliers de paysans, qui fuyaient les coitreaux, venaient mendier leur pain a la porte du manoir épiscopal. Sa pauvreté, qu’il n’eût pas sentie pour lui-même, le bon saint Nicolas la sentait pour eux. Par bonheur, Robin était toujours prêt à lui avancer des sommes d’argent que le saint pontife s’engageait, comme de raison, à rendre dans des temps plus prospères.

Hélas! la guerre foulait maintenant tout le royaume du nord au midi, du couchant au levant, suivie de ses deux compagnes assidues, la peste et la famine. Les cultivateurs se faisaient brigands, les moines suivaient les armées. Les habitants de Trinqueballe, n’ayant ni bois pour se chauffer ni pain pour se nourrir, mouraient comme des mouches à l’approche des froids. Les loups venaient dans les faubourgs de la ville dévorer les petits enfants. En ces tristes conjonctures, Robin vint avertir l’évêque que non seulement il ne pouvait plus verser aucune somme d’argent, si petite fût-elle, mais encore que, n’obtenant rien de ses débiteurs, harassé par ses créanciers, il avait dû céder à des juifs toutes ses créances.

Il apportait cette fâcheuse nouvelle à son bienfaiteur avec la politesse obséquieuse qui lui était ordinaire; mais il se montrait bien moins affligé qu’il n’eût dû l’être en cette extrémité douloureuse. De fait, il avait grand’peine à dissimuler sous une mine allongée son humeur allègre et sa vive satisfaction. Le parchemin de ses jaunes, sèches et humbles paupières cachait mal la lueur de joie qui jaillissait de ses prunelles aiguës.

Douloureusement frappé, saint Nicolas demeura, sous le coup, tranquille et serein.

– Dieu, dit-il, saura bien rétablir nos affaires penchantes. Il ne laissera pas renverser la maison qu’il a bâtie.

– Sans doute, dit Modernus, mais soyez certain que ce Robin, que vous avez tiré du saloir, s’entend, pour vous dépouiller, avec les Lombards du Pont-Vieux et les juifs du Ghetto, et qu’il se réserve la plus grosse part du butin.

Modernus disait vrai. Robin n’avait point perdu d’argent; il était plus riche que jamais et venait d’être nommé argentier du roi.

IV

A cette époque, Mirande accomplissait sa dix-septième année. Elle était belle et bien formée. Un air de pureté, d’innocence et de candeur lui faisait comme un voile. La longueur de ses cils qui mettaient une grille sur ses prunelles bleues, la petitesse enfantine de sa bouche, donnaient l’idée que le mal ne trouverait guère d’issue pour entrer en elle. Ses oreilles étaient à ce point mignonnes, fines, soigneusement ourlées, délicates, que les hommes les moins retenus n’osaient y souffler que des paroles innocentes. Nulle vierge, en toute la Vervignole, n’inspirait tant de respect et nulle n’avait plus besoin d’en inspirer, car elle était merveilleusement simple, crédule et sans défense.

Le pieux évêque Nicolas, son oncle, la chérissait chaque jour davantage et s’attachait à elle plus qu’on ne doit s’attacher aux créatures. Sans doute il l’aimait en Dieu, mais distinctement; il se plaisait en elle; il aimait à l’aimer; c’était sa seule faiblesse. Les saints eux-mêmes ne savent pas toujours trancher tous les liens de la chair. Nicolas aimait sa nièce avec pureté, mais non sans délectation. Le lendemain du jour où il avait appris la faillite de Robin, accablé de tristesse et d’inquiétude, il se rendit auprès de Mirande pour converser pieusement avec elle, comme il le devait, car il lui tenait lieu de père et avait charge de l’instruire.

Elle habitait, dans la ville haute, près de la cathédrale, une maison qu’on nommait la maison des Musiciens, parce qu’on y voyait sur la façade des hommes et des animaux jouant de divers instruments. Il s’y trouvait notamment un âne qui soufflait dans une flûte et un philosophe, reconnaissable à sa longue barbe et à son écritoire, qui agitait des cymbales. Et chacun expliquait ces figures à sa manière. C’était la plus belle demeure de la ville.

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