Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Longtemps l’inconnu examina alternativement son pied et celui de son interlocuteur, et compara les deux chaussures avec une attention minutieuse.

Puis, pâle et d’une voix émue:

– Vous dites que vous payez ces bottines-là soixante-cinq francs. En êtes-vous bien sûr?

– Certainement.

– Monsieur, prenez bien garde à ce que vous dites!…

– Ah çà! grommela Quatrefeuilles, qui commençait à s’impatienter, vous êtes un plaisant bottier, monsieur.

– Je ne suis pas bottier, répondit l’étranger plein d’une humble douceur, je suis le marquis de Granthosme.

Quatrefeuilles salua.

– Monsieur, poursuivit le marquis, J’en avais le pressentiment: hélas! je suis encore volé! Vous payez vos bottines soixante-cinq francs, je paye les miennes, toutes semblables aux vôtres, quatre-vingt-dix. Ce n’est pas le prix que je considère: le prix n’est rien pour moi: mais je ne puis supporter d’être volé. Je ne vois, je ne respire autour de moi qu’improbité, fraude, larcin, mensonge, et je prends en horreur mes richesses qui corrompent tous les hommes qui m’approchent, domestiques, intendants, fournisseurs, voisins, amis, femme, enfants, et me les rendent odieux et méprisables. Ma position est atroce. Je ne suis jamais certain de ne pas voir devant moi un malhonnête homme. Et d’appartenir moi-même à l’espèce humaine, je me sens mourir de dégoût et de honte.

Et le marquis s’en fut s’abattre sur sa tasse de lait en soupirant:

– Soixante-cinq francs! soixante-cinq francs!…

A ce moment, des plaintes et des gémissements éclatèrent sur la route, et les deux envoyés du roi virent un vieillard qui se lamentait, suivi de deux grands laquais galonnés.

Ils s’émurent à cette vue. Mais le cafetier fort indifférent:

– Ce n’est rien, leur dit-il, c’est le baron Nichol, qui est si riche!… Il est devenu fou, il se croit ruiné et se lamente nuit et jour.

– Le baron Nichol! s’écria Saint-Sylvain, encore un à qui vous vouliez demander sa chemise, Quatrefeuilles!

Sur cette dernière rencontre, ils renoncèrent à chercher plus longtemps chez les plus riches du royaume la chemise salutaire. Comme ils étaient mécontents de leur journée et craignaient d’être mal reçus au château, ils s’en prirent l’un à l’autre de leur mécompte.

– Quelle idée aussi aviez-vous, Quatrefeuilles, d’aller chez ces gens-là pour faire autre chose que des observations tératologiques? Mœurs, idées, sensations, rien n’est sain, rien n’est normal en eux. Ce sont des monstres.

– Quoi! ne m’avez-vous pas dit, Saint-Sylvain, que la richesse est une vertu, qu’il est juste de croire à la bonté des riches et doux de croire à leur bonheur? Mais prenez-y bien garde: il y a richesse et richesse. Quand la noblesse est pauvre et la roture riche, c’est la subversion de l’État et la fin de tout.

– Quatrefeuilles, je suis fâché de vous le dire: vous n’avez aucune idée de la constitution des États modernes. Vous ne comprenez pas l’époque où vous vivez. Mais cela ne fait rien. Si maintenant nous tâtions de la médiocrité dorée? Qu’en pensez-vous? je crois que nous ferions sagement d’assister demain aux réceptions des dames de la ville, bourgeoises et titrées. Nous y pourrons observer toutes espèces de gens, et, si vous m’en croyez, nous visiterons d’abord les bourgeoises de condition modeste.

VIII LES SALONS DE LA CAPITALE

Ainsi firent-ils. Ils se présentèrent d’abord chez madame Souppe, femme d’un fabricant de pâtes alimentaires qui avait une usine dans le Nord. Ils y trouvèrent monsieur et madame Souppe malheureux de n’être pas reçus chez madame Esterlin, femme du maître de forges, député au parlement. Ils allèrent chez madame Esterlin et l’y trouvèrent désolée, ainsi que M. Esterlin, de n’être pas reçue chez madame du Colombier, femme du pair du royaume, ancien ministre de la Justice. Ils allèrent chez madame du Colombier et y trouvèrent le pair et la pairesse enragés de n’être pas dans l’intimité de la reine.

Les visiteurs qu’ils rencontrèrent dans ces diverses maisons n’étaient pas moins malheureux, désolés, enragés. La maladie, les peines de cœur, les soucis d’argent les rongeaient. Ceux qui possédaient, craignant de perdre, étaient plus infortunés que ceux qui ne possédaient pas. Les obscurs voulaient paraître, les illustres paraître davantage. Le travail accablait la plupart; et ceux qui n’avaient rien à faire souffraient d’un ennui plus cruel que le travail. Plusieurs pâtissaient du mal d’autrui, souffraient des souffrances d’une femme, d’un enfant aimés, Beaucoup dépérissaient d’une maladie qu’ils n’avaient pas, mais qu’ils croyaient avoir ou dont ils craignaient les atteints.

Une épidémie de choléra venait de sévir dans la capitale et l’on citait un financier qui, de peur d’être atteint par la contagion et ne connaissant pas de retraite assez sûre, se suicida.

– Le pis, disait Quatrefeuilles, c’est que tous ces gens-là, non contents des maux réels qui pleuvent sur eux dru comme grêle, se plongent dans une mare de maux imaginaires.

– Il n’y a pas de maux imaginaires, répondait Saint-Sylvain Tous les maux sont réels des qu’on les éprouve, et le rêve de la douleur est une, douleur véritable.

– C’est égal, répliquait Quatrefeuilles. Quand je pisse des pierres grasses comme un œuf de canard, je voudrais bien que ce fût en rêve.

Cette fois encore Saint-Sylvain observa que bien souvent les hommes s’affligent pour des raisons opposées et contraires.

Il causa successivement, dans le salon de madame du Colombier, avec deux hommes de haute intelligence, éclairés, cultivés, qui, par les tours et détours qu’à leur insu ils imprimaient à leur pensée, lui décelaient le mal moral dont ils étaient profondément atteints. C’est de l’état public que tous deux tiraient la cause de leur souci; mais ils la tiraient à rebours. M. Brome vivait dans la peur perpétuelle d’un changement. Dans la stabilité présente, au milieu de la prospérité et de la paix dont jouissait le pays, il craignait des troubles et redoutait un bouleversement total. Ses mains n’ouvraient qu’en tremblant les journaux; il s’attendait tous les matins à y trouver l’annonce de tumultes et d’émeutes. Sous cette impression, il transformait les faits les plus insignifiants et les plus vulgaires incidents en préludes de révolutions, en prodromes de cataclysmes. Se croyant toujours à la veille d’une catastrophe universelle, il vivait dans un perpétuel effroi.

Un mal tout contraire, plus étrange et plus rare, ravageait M. Sandrique. Le calme l’ennuyait, l’ordre public l’impatientait, la paix lui était odieuse, la sublime monotonie des lois humaines et divines l’assommait. Il appelait en secret des changements et, feignant de les craindre, soupirait après les catastrophes. Cet homme bon, doux, affable, humain, ne concevait d’autres amusements que la subversion violente de son pays, du globe, de l’univers, épiant jusque dans les astres les collisions et les conflagrations. Déçu, abattu, triste, morose, quand le style des papiers publics et l’aspect des rues lui révélait l’inaltérable quiétude de la nation, il en souffrait d’autant plus qu’ayant la connaissance des hommes et l’expérience des affaires, il savait combien l’esprit de conservation, de tradition, d’imitation et d’obéissance est fort dans les peuples et comme d’un train égal et lent va la vie sociale.

27
{"b":"125272","o":1}