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L’évêque y trouva sa nièce accroupie sur le plancher, échevelée, les yeux brillants de larmes, près d’un coffre ouvert et vide, dans la salle en désordre.

Il lui demanda la cause de cette douleur et de la confusion qui régnait autour d’elle. Alors, tournant vers lui ses regards désolés, elle lui conta avec mille soupirs que Robin, Robin échappé du saloir, Robin si mignon, lui ayant dit maintes fois que, si elle avait envie d’une robe, d’une parure, d’un joyau, il lui prêterait avec plaisir l’argent nécessaire pour l’acheter, elle avait eu recours assez souvent à son obligeance, qui semblait inépuisable, mais que, ce matin même, un juif nomme Séligmann était venu chez elle avec quatre sergents, lui avait présenté les billets signés par elle à Robin, et que, comme elle manquait d’argent pour les payer, il avait emporté toutes les robes, toutes les coiffures, tous les bijoux qu’elle possédait.

– Il a pris, dit-elle en gémissant, mes corps et mes jupes de velours, de brocart et de dentelle, mes diamants, mes émeraudes, mes saphirs, mes jacinthes, mes améthystes, mes rubis, mes grenats, mes turquoises; il m’a pris ma grande croix de diamants à têtes d’anges en émail, mon grand carcan, composé de deux tables de diamants, de trois cabochons et de six nœuds de quatre perles chacun; il m’a pris mon grand collier de treize tables de diamants avec vingt perles en poire sur ouvrage à canetille…!

Et, sans en dire davantage, elle sanglota dans son mouchoir.

– Ma fille, répondit le saint évêque, une vierge chrétienne est assez parée quand elle a pour collier la modestie, et la chasteté pour ceinture. Toutefois il vous convenait, issue d’une très noble et très illustre famille, de porter des diamants et des perles. Vos joyaux étaient le trésor des pauvres, et je déplore qu’ils vous aient été ravis.

Il l’assura qu’elle les retrouverait sûrement en ce monde ou dans l’autre; il lui dit tout ce qui pouvait adoucir ses regrets et calmer sa peine, et il la consola. Car elle avait une âme douce et qui voulait être consolée. Mais il la quitta lui-même très affligé.

Le lendemain, comme il se préparait à dire la messe en la cathédrale, le saint évêque vit venir à lui, dans la sacristie, les trois juifs Séligmann, Issachar et Meyer, qui, coiffés du chapeau vert et la rouelle à l’épaule, lui présentèrent très humblement les billets que Robin leur avait passés. Et le vénérable pontife ne pouvant les payer, ils appelèrent une vingtaine de portefaix, avec des paniers, des sacs, des crochets, des chariots, des cordes, des échelles, et commencèrent à crocheter les serrures des armoires, des coffres et des tabernacles. Le saint homme leur jeta un regard qui eût foudroyé trois chrétiens. Il les menaça des peines dues en ce monde et dans l’autre au sacrilège; leur représenta que leur seule présence dans la demeure du Dieu qu’ils avaient crucifié appelait le feu du ciel sur leur tête. Ils l’écoutèrent avec le calme de gens pour qui l’anathème, la réprobation, la malédiction et l’exécration étaient le pain quotidien. Alors il les pria, les supplia, leur promit de payer sitôt qu’il le pourrait, au double, au triple, au décuple, au centuple, la dette dont ils étaient acquéreurs. Ils s’excusèrent poliment de ne pouvoir différer leur petite opération. L’évêque les menaça de faire sonner le tocsin, d’ameuter contre eux le peuple qui les tuerait comme des chiens en les voyant profaner, violer, dérober les images miraculeuses et les saintes reliques. Ils montrèrent en souriant les sergents qui les gardaient. Le roi Berlu les protégeait parce qu’ils lui prêtaient de l’argent.

A cette vue, le saint évêque, reconnaissant que la résistance devenait rébellion et se rappelant Celui qui recolla l’oreille de Malchus, resta inerte et muet, et des larmes amères roulèrent de ses yeux. Séligmann, Issachar et Meyer enlevèrent les chasses d’or ornées de pierreries, d’émaux et de cabochons, les reliquaires en forme de coupe, de lanterne, de nef, de tour, les autels portatifs en albâtre encadré d’or et d’argent, les coffrets émaillés par les habiles ouvriers de Limoges et du Rhin, les croix d’autel, les évangéliaires recouverts d’ivoire sculpté et de camées antiques, les peignes liturgiques ornés de festons de pampres, les diptyques consulaires, les pyxides, les chandeliers, les candélabres, les lampes, dont ils soufflaient la sainte lumière et versaient l’huile bénite sur les dalles; les lustres semblables a de gigantesques couronnes, les chapelets aux grains d’ambre et de perles, les colombes eucharistiques, les ciboires, les calices, les patènes, les baisers de paix, les navettes a encens, les burettes, les ex-voto sans nombre, pieds, mains, bras, jambes, yeux, bouches, entrailles, cœurs en argent, et le nez du roi Sidoc et le sein de la reine Blandine, et le chef en or massif de monseigneur saint Cromadaire, premier apôtre de Vervignole et benoît patron de Trinqueballe. Ils emportèrent enfin l’image miraculeuse de madame sainte Gibbosine, que le peuple de Vervignole n’invoquait jamais en vain dans les pestes, les famines et les guerres. Cette image très antique et très vénérable était de feuilles d’or battu, clouées à une armature de cèdre et toutes couvertes de pierres précieuses, grosses comme des œufs de canard, qui jetaient des feux rouges, jaunes, bleus, violets, blancs. Depuis trois cents ans ses yeux d’émail, grands ouverts sur sa face d’or, frappaient d’un tel respect les habitants de Trinqueballe, qu’ils la voyaient, la nuit, en rêve, splendide et terrible, les menaçant de maux très cruels s’ils ne lui donnaient en quantité suffisante de la cire vierge et des écus de six livres. Sainte Gibbosine gémit, trembla, chancela sur son socle et se laissa emporter sans résistance hors de la basilique où elle attirait depuis un temps immémorial d’innombrables pèlerins.

Après le départ des larrons sacrilèges, le saint évêque Nicolas gravit les marches de l’autel dépouillé et consacra le sang de Notre-Seigneur dans un vieux calice d’argent allemand mince et tout cabossé. Et il pria pour les affligés et notamment pour Robin qu’il avait, par la volonté de Dieu, tiré du saloir.

V

A peu de temps de là, le roi Berlu vainquit les Mambourniens dans une grande bataille. Il ne s’en aperçut pas d’abord, parce que les luttes armées présentent toujours une grande confusion et que les Vervignolais avaient perdu depuis deux siècles l’habitude de vaincre. Mais la fuite précipitée et désordonnée des Mambourniens l’avertit de son avantage. Au lieu de battre en retraite, il se lança à la poursuite de l’ennemi et recouvra la moitié de son royaume. L’armée victorieuse entra dans la ville de Trinqueballe, toute pavoisée et fleurie en son honneur, et dans cette illustre capitale de la Vervignole fit un grand nombre de viols, de pillages, de meurtres et d’autres cruautés, incendia plusieurs maisons, saccagea les églises et prit dans la cathédrale tout ce que les juifs y avaient laissé, ce qui, à vrai dire, était peu de chose. Maxime, qui, devenu chevalier et capitaine de quatre-vingts lances, avait beaucoup contribué à la victoire, pénétra des premiers dans la ville et se rendit tout droit à la maison des Musiciens, où demeurait la belle Mirande, qu’il n’avait pas vue depuis son départ pour la guerre. Il la trouva dans sa chambre qui filait sa quenouille et fondit sur elle avec une telle furie que cette jeune demoiselle perdit son innocence sans, autant dire, s’en apercevoir. Et, lorsque, revenue de sa surprise, elle s’écria: «Est-ce, vous, seigneur Maxime? Que faites-vous là?» et qu’elle se mit en devoir de repousser l’agresseur, il descendait tranquillement la rue, rajustant son harnais et lorgnant les filles.

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