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» Lorsque, ayant atteint ma dix-septième année, je fis part à mes parents de mon projet de m’enrôler dans les armées de Sa Majesté, mon père s’y opposa, sous prétexte que, n’ayant aucune protection à la Cour, quelle que fût ma valeur, je risquais fort de végéter dans les grades subalternes.

» Peut-être aurais-je passé outre à la volonté paternelle, mais je ne pus résister aux larmes de ma mère, qui m’adjura si tendrement de renoncer à mon projet, que je lui cédai et que je restai au pays, me contentant de guerroyer contre les chevreuils, les cerfs, les sangliers et les loups.

» Je vécus ainsi, non dans la joie, mais sans ennui, dépensant mes forces en courses, en galopades, en exercices de toutes sortes, jusqu’au jour où, sur la grande route d’Agen, j’eus l’occasion, une nuit, de dispenser un coup d’épée à trois ou quatre vauriens – je ne sais combien au juste – qui avaient eu l’audacieuse insolence de s’attaquer à un carrosse dans lequel se trouvait une jolie voyageuse évanouie.

– Voici le roman qui commence, souligna l’Italien.

Castel-Rajac, qui avait profité de cette interruption pour vider un nouveau verre de vin, reprenait:

– En effet! Et quel roman! Le cocher et les laquais de ma belle inconnue, qui avaient tous été plus ou moins blessés au cours d’une rencontre où ils ne paraissaient point avoir déployé des prodiges de valeur, se lamentaient, incapables de porter secours à leur maîtresse. Je me précipitai vers elle et je me demandais comment j’allais bien m’y prendre pour la ramener à la vie, lorsque ses yeux s’ouvrirent! Mordious! quels yeux!… à faire damner un évêque! Me prenant sans doute pour l’un de ses agresseurs, elle me supplia, d’une voix que j’entendrai toujours:

» – Faites de moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi la vie!

» – Madame, répondis-je à l’adorable créature, que sa frayeur rendait encore plus aguichante, croyez que je n’ai nullement l’intention d’abréger vos jours; je ne demande, au contraire, qu’à vous servir. Je suis le chevalier de Castel-Rajac; je dépose à vos pieds l’hommage de mon respect et de mon dévouement le plus absolu.

» La voyageuse, visiblement rassurée par ces paroles, répliqua:

» – Monsieur, je vous sais gré de votre attitude si courageuse. Je tiens donc à vous en exprimer tout de suite ma reconnaissance. Et puisque vous me l’offrez si galamment, puis-je vous demander de rallier mes gens et de me conduire jusqu’au village le plus rapproché, où je pourrai trouver un gîte?

» Je ne pouvais qu’acquiescer à une telle requête.

» Je ne vous cacherai pas, mon cher comte, que j’étais déjà follement amoureux de mon exquise inconnue. Je fis donc ce qu’elle me demandait. Je ravivai le courage de ses serviteurs, je convainquis le cocher de reprendre ses chevaux en mains et les deux laquais de regagner leur place à l’arrière du carrosse, et, sautant en selle, je conduisis sans encombre mon adorable voyageuse jusqu’au village de Saint-Marcelin, situé à une demi-lieue de là, où il y avait une hostellerie qui, sans être aussi accueillante que celle-ci, n’en offrait pas moins un gîte convenable.

» Je réveillai les tenanciers que je connaissais, et qui s’empressèrent de mettre leur meilleure chambre à la disposition de la jeune femme dont la richesse de l’équipage ne pouvait que favorablement disposer les patrons du Faisan d’Or.

» Je l’aidai à descendre de carrosse. Lorsqu’elle posa sa main sur mon poignet, je sentis comme un frisson me parcourir. Alors, elle me regarda. J’en fus comme étourdi, grisé, car il venait d’allumer en moi un incendie aussi subit que dévorant et, dans un geste spontané et respectueux, je lui saisis la taille et l’attirai vers moi.

» À peine avais-je esquissé ce mouvement que je le regrettai: car j’étais persuadé que j’allais être repoussé; mais il n’en fut rien… Elle me sourit, au contraire. Ah! mordious! ce sourire… Il acheva de m’affoler à un tel point que ma bouche s’approcha de la sienne et que nos lèvres s’unirent!

» Je dois dire, d’ailleurs, mon cher comte, quitte à passer pour un fat, que la charmante femme ne fit rien pour éviter ce baiser.

» Une minute après, je pénétrai avec elle dans l’hostellerie, et au moment où elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre, elle se tourna vers moi et me dit à voix basse:

» – Allez m’attendre sous ma fenêtre, allez!

» Je crus que je rêvais. Il n’en était rien car, ayant obéi et m’étant rendu devant l’hostellerie, je n’attendis pas plus de cinq minutes pour voir, à la hauteur du premier étage, au-dessus d’une porte encadrée de pilastres, une baie vitrée s’ouvrir lentement et laisser apparaître, dans un rayon de lune, la tête blonde de mon inconnue.

» Elle se livra à une pantomime qui signifiait clairement: «Tâchez de venir me rejoindre sans que personne s’en aperçoive.» Ce soir-là, je me sentais de taille à escalader les murailles les plus hautes. Aussi, fût-ce pour moi un jeu d’enfant de grimper le long d’un des pilastres jusqu’à la baie derrière laquelle le bonheur semblait m’être promis.

» Mes prévisions se réalisèrent bien au-delà de mes espérances!

» Quelle était cette femme, me demandez-vous, n’est-ce pas? Je ne saurais vous le dire, car non seulement elle refusa de me révéler son nom, mais elle me fit jurer de ne pas interroger ses serviteurs à ce sujet et de respecter son incognito.

» Nous dûmes nous séparer quand le soleil se leva. Je repartis par le même chemin et je rentrai chez moi, ravi de cette aventure à laquelle, cependant, je n’attachais pas une excessive importance. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle avait pris une place tellement importante dans ma vie, qu’elle allait la bouleverser de fond en comble.

» En effet, mon entrevue avec la mystérieuse femme avait laissé en moi une empreinte telle que, désormais, je ne rêvais plus qu’à elle, si bien que je tombai dans un état d’ennui et bientôt de chagrin tel que ma mère, sans se douter de la raison pour laquelle je me morfondais et dépérissais ainsi, fut la première à me conseiller de partir en voyage, afin de me distraire et de retrouver cette gaieté qui, ainsi qu’elle me le disait, mettait du soleil partout où je passais.»

L’Italien, qui semblait de plus en plus intéressé par l’histoire que le jeune Gascon narrait avec son impétuosité habituelle, demanda:

– Sans doute avez-vous cherché à retrouver la trace de votre belle inconnue?

– Parbleu! Si je lui avais promis sur l’honneur de ne point interroger ses gens, je n’avais point juré de me montrer aussi discret envers les hôteliers. Dès le lendemain, je me rendais à Saint-Marcelin, et j’interrogeai la patronne du Faisan d’Or, qui me déclara qu’à certains propos qu’elle avait surpris entre le cocher et l’un des laquais, leur maîtresse devait être une très grande dame de la Cour, qui, exilée par le cardinal de Richelieu, voyageait en nos lointaines provinces afin de tuer le temps, ou… pour tout autre motif!

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