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Le passage résume cette loi ontologique qui régit le monde de Chevillard: une qualité n'est elle-même qu'à condition d'en être une autre. Une qualité ou un objet quelconque, dans le langage, sont utilisés pour produire une signification en principe conforme à sa définition. Tel gris particulier se fond dans la généralité, l'expérience du gris s'oublie dans l'usage narratif, scientifique, descriptif qui peut en être fait. Chez Chevillard, qui a l'air de parler d'autre chose, le gris refoulé fait retour, déguisé en jaune ou en rouge. Il faut qu'un objet soit injustifiable, coupé de tout pour qu'il nous soit restitué. Dès lors que nous avons l'usage des choses – et le sens est un usage – nous les perdons, elles ne sont plus que des annexes indifférentes de nous-mêmes. Il s'agit donc, non seulement d'isoler des substances, mais de les défaire d'elles-mêmes, de leur ôter, en jouant avec les mots, ce qui semble leur être le plus propre, de les plonger dans des substances étrangères, pour qu'au terme de ce travail démiurgique elles fassent leur apparition et s'emparent de nous. La singularité ne peut être qu'un surgissement instantané. En ce sens, être c'est apparaître. Et par conséquent, tout autant, c'est disparaître. Le passage par l'autre constitue un substitut de la disparition.

Les textes de Chevillard rêvent l'être absolu qui assumerait l'absence d'identité et toutes les identités. Le caoutchouc, qui fournit le titre à l'un des romans, constitue le matériau rêvé: il se signale par une simplicité d'aspect et une ductilité qui le fait répondre à toutes les sollicitations. Mou, malléable, le caoutchouc est la pâte universelle, capable de prendre toutes les formes. L'animal en général constitue l'objet ludique par excellence, comme s'il représentait une chance pour le monde de ne pas se figer sur les positions acquises. L'éléphant cher à Chevillard se situe au croisement de la bête et du caoutchouc. Il partage avec ce dernier une consistance apparemment élastique et un archaïsme vaguement incongru. C'est un animal pour les enfants, de même que le caoutchouc, comme la pâte à modeler, est un matériau infantile.

Une grande partie des textes de Chevillard entreprend de tenir cette gageure: définir l'infinie particularité d'un objet qui n'est rien de particulier. Le fait même de n'être rien de particulier le différencie de tout autre individu. Seulement il s'agit d'une différence vide. Vide et absolue à la fois: Crab n'est pas seulement, comme nous tous, différent de tous ceux qu'il n'est pas, il est différent parce qu'il n'a pas de différence. Crab, l'être le plus particulier qui soit tout en pouvant devenir tous les êtres, est donc une sorte de monstre absolu, comme Palafox, animal susceptible d'être tous les animaux. La vie de Crab telle que Chevillard la raconte est rythmée par une constante pulsation: systoles de l'unité dans la différence, diastoles des identités dispersées. D'où ces systèmes circulaires dans lesquels le constat d'une différence enchaîne logiquement, et implacablement, sur l'indifférence, pour enfin en revenir au départ:

Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.

Crab gagne comme une contagion: «la confusion de sa pensée trouble tous les cerveaux […] nos gestes mimétiques sont les siens […] il sera bientôt impossible de savoir lequel d'entre nous est Crab»; on «ne s'intéresserait pas tant à lui» s'il «se bornait à être lui-même», précise dès le début le narrateur: nous sommes tous identiquement lui, ou il est indifféremment chacun. «Quand il pénètre une femme», «il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place». (On peut se demander si Chevillard, grand amateur de biologie, ne s'est pas inspiré pour cette description des mœurs parasitaires de la sacculine du crabe.) Inversement, la nécessité impérative de la différence le travaille un moment:

Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise.

Toutefois, dans sa logique même, la «spécialisation» exacerbée rejoint la plus grande diversité, la différence poussée à l'extrême n'est qu'une non-différence; ainsi va Crab,

au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que […] Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.

La multiplicité fantastique de ce Protée peut apparaître comme une forme exacerbée, si l'on peut dire, de la banalité, banalité non pas grise et désincarnée, mais violemment contrastée, dans la lignée du Plume de Michaux. Ce contraste de l'indéterminé et du surdéterminé est une constante chez Chevillard. À la question posée par un journaliste: «Pourriez-vous écrire un jour l'histoire de monsieur Tout-le-monde?», il répondit:

Ce monsieur n'existe pas. Alors oui, son histoire est une de celles que je pourrais écrire. Ou peut-être existe-t-il, en effet, mais alors il n'en existe qu'un. Je raconte d'ailleurs son histoire dans mon dernier livre. Vous rendez-vous compte que monsieur Tout-le-monde doit être à la fois une petite rousse et un vieux Chinois? Il n'est pas donné à tout le monde d'être monsieur Tout-le-monde. Cet homme-là ne peut être qu'un original, un cas, un type incroyable. Voilà: monsieur Tout-le-monde est l'exception qui confirme la règle. Quant à la règle, je suis contre.

De tels paradoxes ne font que rétribuer cet autre paradoxe phénoménologique: ce qui paraît nécessaire, indubitable, ne l'est que délivré de toute motivation. Si, chez Chevillard, la différence se nourrit d'équivalences immotivées, de même ce qui est nécessaire est produit par l'absence de motivation et de logique. L'absurdité nous livre ce qui n'existe ni dans le langage, ni dans la réalité: le gris parfaitement gris, mais infiniment particulier, tous les gris, mais un seul gris. Il s'agit de retrouver, en chaque chose, la source de vide et d'indifférence qui la fonde dans sa singularité, et la détruit. Prendre ses caractéristiques essentielles comme autant de détails, et l'en dépouiller. Le détail abandonné, le déchet n'a pas de sens. Produit d'amputations maladroites, d'usures anciennes, de détours hasardeux, il n'est à sa place nulle part. Il y est donc. Les personnages que Chevillard lance dans la narration sont des bouts d'on ne sait quoi. L'auteur est à l'image du personnage d'Olympie, infatigable lutteuse de la protection des animaux: «quand on lui sert un pied de veau ou une épaule de mouton, elle y fixe une attelle et les relâche.»

Le détail empêche de tomber dans le romantisme du néant. Certains titres de Pilaster, tels que Fabrique d'extraits élaborés dans la vapeur et dans le vide, ou Étude de babouche pour la mort de Sardanapale, pourraient faire figure de programmes des œuvres de Chevillard: dans La Mort de Sardanapale, version romantique et exacerbée de l'anéantissement, seule importe la babouche, parce qu'elle seule échappe au sens. Bien sûr, le tableau de Delacroix prétend lui aussi se confronter au non-sens et au chaos, mais il les organise, les constitue en système. La babouche ne présente pas cet inconvénient: elle n'est qu'un déchet du chaos. Non seulement dépareillée de sa jumelle, mais dépareillée de tout. La voici toute à nous, nous avons tout loisir d'en profiter. Toutefois, la babouche a besoin du reste, des tentures et des aimées, en arrière-fond. Pas de vraie babouche sans que Sardanapale soit nommé. Une fois que le déploiement culturel a épongé toute l'insignifiance qu'il pouvait absorber, une fois qu'il en est tout gonflé, tout cramoisi, la babouche peut recueillir pour nous les dernières gouttes d'insignifiance inculte. Il faut que la mort de Sardanapale se déroule en coulisses pour qu'apparaisse, sous le rideau rouge du drame historique (temps et mort), la babouche. L'ensemble, déménagé, fonde le détail; la destruction, évacuée, fonde l'objet; la culture, repoussée, fonde l'insignifiant. Les extraits divers dont se fabriquent les livres de Chevillard sont nécessairement des matériaux de récupération, trouvés dans les poubelles de l'histoire (l'événement) et les vide-ordures de la culture (le tableau).

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