Il suffit d'un mot, d'une bribe de remarque pour bricoler rapidement une illusion, lancer la macabre allégresse. Litotes ou euphémismes permettent de matérialiser l'irréel: «Certains organismes supportent mal d'être mis en pièces […]. Un seul exemple, on a toutes les peines du monde à lancer au galop un pur-sang équarri.» L'ellipse des liaisons logiques dans les images attribue aussi à celles-ci une intensité de présence qui efface leur statut d'images. La métaphore se situe sur le même plan que la non-métaphore, presque jusqu'à l'égarement, comme s'il s'agissait, dans cette identification de l'image à la non-image, de mimer la possibilité que la fiction soit aussi la réalité: «Furne se dresse dans son lit, ses yeux fouillent l'obscurité (un manchot trousse une femme-tronc).» Le détachement est presque total, mais pas tout à fait. On comprend que la phrase entre parenthèses a sans doute valeur d'une métaphore, ou d'une comparaison, par rapport à celle qui précède. C'est cette distension extrême du lien, à la limite de la rupture logique, qui est séduisante: si les liens n'existent plus, la formule paraît gratuite, le reste du texte ne lui insuffle pas son énergie. Si les liens sont trop appuyés, la formule s'absorbe dans la logique qui l'a fait naître, elle ne vit pas non plus. Ici, l'image de l'acte impossible fait prendre corps à l'impossible.
Dans cet univers sans pesanteur, purement verbal, une formulation paraît toujours susceptible d'engendrer son contraire ou de se marier avec lui, dans des raccourcis où copulent le négatif et le positif.
Deux attitudes qui forcent le respect: il préféra, à toute littérature, la vie. Ou: il mit au-dessus de tout, et de la vie même, la littérature.
Le désert approche, messieurs-dames, il cerne nos villes, […] il avance, intraitable, aveuglé par le soleil, […] le silence est son ciel consubstantiel, la faune qui le peuple le dépeuple.
N'importe quoi peut tout devenir. Le monde de Chevillard tient du chaos primordial. Deux principales formes d'absurdité y sévissent:
– rien est quelque chose (potentiellement, rien est n'importe quoi):
Crab vit avec une femme absente. C'est au demeurant la plus douce et la plus gentille des femmes absentes, de loin la plus charmante […]. Crab et sa femme absente ont fondé une famille. Crab est d'une grande faiblesse avec ses enfants absents.
– une chose en est une autre (potentiellement, n'importe quoi est n'importe quoi):
il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches.
Le personnage de Crab se joue de la logique, il excelle dans tous les exercices funambulesques nécessaires pour se soutenir dans un monde à l'envers. Pour lui, une chose s'oppose à elle-même, se précède, se mélange à son contraire. Il a tout inventé avant tout le monde. La «machine à broyer du noir», par exemple, mais l'Institut national de la propriété industrielle refuse de lui délivrer un brevet, considérant que son invention «ne diffère en rien de la classique machine à écrire». «Les frères Lumière, âgés de trente et trente-deux ans, vendaient des chocolats glacés dans son cinéma.» Il «fait rire son bouffon» et «son médecin personnel lui doit la vie». Sa multiplicité exige la solitude: «décapode grouille tout seul». L'étonnement de Crab arrache les évidences à elles-mêmes: il assume l'horreur d'avoir deux pieds, deux mains, en revanche il a du mal à ne pas vomir en constatant qu'au restaurant les clients avalent leur nourriture par la bouche.
Les absurdités a priori délirantes de Chevillard radicalisent une absurdité réelle, l'égarement de l'être dans le temps. Le temps défie la logique:
Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.
Le temps dilapide les substances. Dans le temps, il n'existe pas de femmes à cheveux courts, ni à cheveux longs, et les mots ainsi employés ne correspondent à aucune réalité. Constat mélancolique: on ne possède jamais ce qu'on désire, parce que l'objet du désir est toujours occupé à devenir autre chose que ce qu'il est, ou ne l'est pas encore devenu. La solution littéraire classique est la déploration mélodieuse sur l'instabilité du monde et la solitude du poète. Le texte de Chevillard se sert du temps pour le court-circuiter: on passe directement de la femme aux cheveux courts à la femme aux cheveux longs, l'une se déverse dans l'autre. Les deux sortes de femmes paraissent, au lieu d'être en proie au devenir, se substituer sans fin l'une à l'autre. Ainsi, il affirme conjointement le caractère irremplaçable d'un objet singulier, qui suscite le désir, et le fait qu'on pourrait lui substituer toute autre singularité. C'est-à-dire n'importe quoi. C'est-à-dire rien, puisque n'importe quoi n'a pas de contenu. On ne peut rien substituer à ce qui est, on peut tout lui substituer: l'illogisme découvre le sens de la singularité, qui est d'être en même temps injustifiée, quelconque et irremplaçable. Ce faisant, l'illogisme est parfaitement réaliste: dans la réalité, en effet, les choses en engendrent d'autres, disparaissent, se transforment, échappent à notre attention, servent, bref s'occupent à tout ce que l'on voudra sauf à être elles-mêmes. Contrairement à la pureté froide de la logique, la réalité est le monde de l'entre-deux. La littérature réaliste ne nous paraît si fausse et si conventionnelle que parce qu'elle a sa logique. La littérature façon Chevillard a donc une double fonction: être vraiment réaliste – c'est-à-dire désolante – par illogisme; compenser cet accablant réalisme en nous proposant un autre monde, dans lequel les choses n'ont que cette seule activité: apparaître. Cela semble deux spécialités bien différentes. En fait, le réalisme et l'utopie s'engendrent l'un l'autre. On pourrait même dire: on ne peut rendre manifeste ce que sont les choses qu'à partir de leur aliénation et de leur perte. Le paradoxe est donc à deux étages: on ne peut dire seulement que quelque chose est rien, la formulation exacte serait: quelque chose est quelque chose parce que rien, une chose est elle-même parce qu'elle en est une autre.
Que gagne-t-on, au bout du compte, à ce jeu de chaises musicales des identités? D'une certaine manière, tout. En devenant son propre contraire dans le langage, un objet quelconque se révèle. Si les femmes aux cheveux courts et les femmes aux cheveux longs n'existent pas, elles existent pleinement l'une par l'autre. Dans la non-intensité, dans l'entre-deux, il s'agit d'aller puiser la destruction créatrice.
Dans la dimension spatiale, un équivalent de la déperdition temporelle pourrait être la nuance ou le dégradé. Du point de vue sémantique, la couleur n'est que ce qu'elle est, il n'y a rien à en dire, sinon la regarder. Cette simplicité sémantique permet de mesurer la distance entre la relative unité de la couleur dans le langage et l'infinité des nuances dans la réalité. Chevillard prend une couleur interlope, le gris, à peine une couleur:
Aujourd'hui, la sensibilité au gris caractérise quelques rares esthètes qui ont des âmes de musiciens. Ceux-là le savent, il existe autant de nuances de gris que de couleurs franches, chaque nuance correspond précisément à l'une de ces couleurs dont elle exprime toutes les valeurs, mais avec plus de délicatesse, de justesse, une exactitude et une pureté absolues. Il existe aussi un gris qui vaut le rouge, plus subtilement rouge que le rouge, le gris du rhinocéros par exemple, un gris plus nettement bleu que le bleu, le gris de l'éléphant, un gris plus profondément vert que le vert, le gris de l'hippopotame, un gris d'un jaune que le jaune n'atteindra jamais, le gris de la pierre. C'est ce que la sobre élégance a compris.