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Et puis toutes ces justifications morales de la polémique (puisqu'il lui faut aujourd'hui des justifications) ne valent pas sa justification esthétique. Un bon pamphlet est un bon texte, voilà tout. Il engendre une jouissance, qu'il soit juste ou non. Il est libérateur. Bloy était souvent injuste. Mais son injustice même, qui est celle d'un grand polémiste, nous permet de mieux comprendre ceux qu'il a attaqués. Et lorsqu'il est juste, ses clameurs témoignent d'une résistance au vacarme du succès immérité qui, si on l'avait laissé triompher sans réagir, eût couvert plus encore la voix discrète de quelques vrais écrivains.

Même si l'on s'en prend nommément aux écrivains, on s'est donné ici une règle: dans la mesure du possible, ne s'attaquer qu'à ceux qui ont les moyens de se défendre, par leur succès, par les égards dont ils sont l'objet ou par le pouvoir dont ils disposent dans les maisons d'édition et les périodiques littéraires. Autrement dit, faire l'inverse de ce que pratique ordinairement la critique journalistique, même la plus respectée. Le texte sur la poésie enfreint un peu cette règle, mais il était difficile de faire autrement, puisque la poésie est marginalisée et n'est plus guère un enjeu de pouvoir. On ne s'illusionne pas, d'ailleurs, sur les conséquences de la publication d'un tel livre, qui ose s'attaquer aux maisons d'édition, aux écrivains et aux journaux les plus puissants. Ce monde ne pardonne rien. Sauf au succès: dans ce cas, aucune sorte de bassesse ne le fait reculer.

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On a plus haut glissé l'idée qu'il n'existait aucun présupposé à ces critiques. Le moment est venu d'apporter à cette affirmation quelques nuances. Il n'y a, effectivement, aucun préjugé quant au genre, au style, à la morale, à l'idéologie, quelles que soient par ailleurs les opinions de l'auteur de ce livre. Pourquoi ne pourrait-on pas aimer des œuvres contemporaines d'espèces très diverses, parfois opposées? Les rares fois où l'on prend encore parti, sincèrement, c'est trop souvent au nom d'une école, d'une faction ou d'un parti, refusant non seulement d'admettre la qualité de ce qui vient d'autres horizons, mais même d'en connaître l'existence.

De même, sur le plan du style, rien ne devrait être systématique. On risque, parce que l'on est adversaire de l'artifice, de faire l'apologie de l'ostentation d'authenticité; parce que l'on estime que tout art est artifice et calcul, de s'extasier devant le formalisme; parce que l'on exige de la force et de la chaleur, de se laisser prendre à du lyrisme ampoulé; parce que l'on apprécie la simplicité, ou la légèreté, vertu cardinale selon Calvino, d'exalter la platitude. Un écrivain au plein sens du terme se reconnaît au fait qu'il ne correspond à aucune position trop claire. Pour lui, rien n'est tenable. C'est pour cela qu'il cherche à disparaître dans les mots. Il écrit dans l'intenable, et la force de son style tient à la manière dont cet intenable laisse, malgré tout, un souffle, une respiration par où la voix peut se faire entendre.

Il serait toutefois difficile de soutenir que l'on critique ici depuis un non-lieu, en l'absence de toute position déterminée. On s'est simplement efforcé d'adopter la position la plus souple possible. D'ailleurs, l'analyse n'est après tout qu'une garniture. Il eût suffi, à la limite, d'établir une anthologie de textes contemporains. Les citations qui figurent dans cet ouvrage parlent d'elles-mêmes. Tentons cependant de donner quelque idée du commentaire qui les accompagne.

Un écrivain est seul. Il tend à l'unique, même si l'on peut identifier des espèces, des genres et des générations. Il nous intéresse ici dans cet effort vers la singularité. Cette question de la singularité constitue l'horizon de valeur du discours tenu dans ce livre. Pour certains, l'originalité constitue une valeur en soi.

Une œuvre a de la valeur dès lors qu'elle en donne des signes. Et cette originalité de l'œuvre sert en retour le narcissisme de l'auteur. L'affectation de neutralité ou de banalité est, bien entendu, une ruse du désir de singularité. Un écrivain est honnête (et cette honnêteté s'entend dans le ton de sa voix) lorsqu'il considère que la nature de son travail d'artiste consiste justement à mettre en cause, à faire travailler la singularité. À confronter le banal et l'étrange, jusqu'à ce qu'ils se confondent. En d'autres termes, un écrivain véritable considère le fait d'écrire, non comme un acte détenant une valeur en soi, mais comme un problème. Il ne choisit pas la singularité comme valeur. Il ne choisit pas la généralité comme valeur. Il ne choisit pas non plus de demeurer dans un entre-deux commode. Il s'efforce de désigner le lieu de leur union: terme des lignes de fuite, horizon imaginaire du fond duquel la réalité déborde des cadres de la fiction et nous saisit. Ce point où l'extrême singularité se confondrait précisément avec le rien, au-delà encore du presque rien, on s'efforce dans certaines de ces études de suivre la manière dont le discours littéraire tente d'en reconstituer les coordonnées secrètes. La littérature alors, dans cette recherche minutieuse, se porte à son point de plus extrême intensité, en même temps qu'elle se neutralise. L'anime un Éros mathématique.

Écrire consiste à ouvrir. L'art ne «véhicule» rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d'un jeu, de dispositions nouvelles. La littérature elle-même, le fait d'être écrivain ne constitue pas une valeur (même si, à un moment, il faut sans doute en passer par là). Peut-être que, paradoxalement, la valeur d'un écrivain se mesure au sentiment qui l'habite de l'absence de valeur. Écrire consiste, pour une grande partie, à se confronter à chaque instant à la négation. Le texte résultera du choix effectué par l'auteur: mettre la négation entre parenthèses, ou s'en accommoder, ou la contourner habilement, ou aller jusqu'au bout. Le problème, et singulièrement depuis le romantisme, qui a mis au premier plan ce travail de la négation, c'est qu'elle-même tend à se transformer en valeur. Donc à se caricaturer. On tombe alors dans la pose moderne de la négativité, dans la grandiloquence, dans le folklore du vide. S'il existait un groupe folk du néant, Olivier Rolin serait joueur de biniou.

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Pour la commodité de l'analyse, on a regroupé les textes attaqués en deux principales espèces, caractérisées par le style: parataxe voyante, minimalisme syntaxique, lexical et rhétorique (écriture blanche). Inversement, syntaxe complexe, métaphores flamboyantes, énumérations (écriture rouge). Ces deux manières a priori opposées, la blanche et la rouge, reviennent en réalité plus ou moins au même. L'écriture blanche est un mélange de naturalisme et de romantisme dégradé au même titre que l’écriture rouge: du drapé, de la posture, de la déclamation, charriant des morceaux de réalisme. L'une cherche à se singulariser dans une affectation de détachement, l'autre dans le cabotinage. Dans les deux, le désir de la singularité pour elle-même engendre le poncif.

À ces deux espèces de faux-semblants, on en a ajouté une troisième, plus récente et qui remporte un joli succès ces derniers temps. On pourrait la baptiser écriture écrue. Ni tout à fait blanche (c'est une écriture des singularités, de la saveur spécifique des choses, des moments), ni tout à fait colorée (elle affecte la transparence et le naturel). Écrue, comme les bons gros pulls tricotés qu'on met forcément pour aller cueillir des champignons ou allumer du feu dans la vieille cheminée. Petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiques discrets mais repérables. L'écriture écrue, elle aussi, part du principe de l'authenticité. Elle fait accroire que son originalité tient à la modestie de ses objets. À l'ineffable qu'elle sait traquer dans une expérience microscopique. Éternel et absurde balancement entre le grand sujet et le petit sujet. L'écriture écrue n'est pas à louer ou à condamner pour ses objets, pour son minimalisme, mais comme folklore.

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