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L'idée même de polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens. Celui qui s'y livre est toujours soupçonné de céder à l'envie. La jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre sur le fond à ses jugements, à la manière de ces dictatures toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot contre la patrie.

Plus sérieusement, on estime en général qu'une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en donnant bonne conscience, masque souvent deux comportements: soit, tout bonnement, l'ordinaire lâcheté d'un monde intellectuel où l'on préfère éviter les ennuis, où l'on ne prend de risque que si l'on en attend un quelconque bénéfice, où dire du bien peut rapporter beaucoup, et dire du mal, guère; soit le refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si, quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu'objet culturel; le fait qu'on ne puisse pas toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine: tout est sympathique. Le consentement mou se substitue à la passion. Ne parler que des bonnes choses? Cela ressemble à une attitude noble, généreuse, raisonnable. Mais quelle crédibilité, quelle valeur peut avoir une critique qui se confond avec un dithyrambe universel? Si tout est positif, plus rien ne l'est. Les opinions se résorbent dans une neutralité grisâtre. Toute passion a ses fureurs. Faut-il parler de littérature en se gardant de la fureur? Si on l'admet, il faut alors aussi admettre qu'il ne s'agit plus d'amour, mais plutôt de l'affection qu'on porte au souvenir d'une vieille parente.

L'éloge unanime sent le cimetière. La critique contemporaine est une anthologie d'oraisons funèbres. On ne protège que les espèces en voie d'extinction. Dans le monde mièvre de la vie littéraire contemporaine, les écrivains, mammifères bizarres, broutent tranquillement sous le regard des badauds, derrière leurs barreaux culturels. Dans leurs songes, ils «dérangent», ils gênent le pouvoir et perturbent l'ordre établi, comme ne cesse de le répéter Philippe Sollers. En fait, personne ne les agresse, ils ne font de mal à personne. On emmène les enfants les voir, pour qu'ils sachent que ces bêtes-là ont existé. Une littérature sans conflit peut paraître vivante, mais ce qui frémit encore, c'est le grouillement des intérêts personnels et des stratégies, vers sur un cadavre. Les suppléments littéraires des grands quotidiens en sont l'éloquente illustration, pour lesquels tout est beau, tout est gentil. À les lire, on se jetterait sur toutes les publications récentes. Ceux qui leur ont fait un peu confiance savent quelles régulières déconvenues cela leur a valu.

Pourquoi donc le fait de signaler les œuvres de qualité empêcherait-il de désigner clairement les mauvaises? Jamais les librairies n'ont été si encombrées d'une masse toujours mouvante de fiction. Il faut donner des raisons de choisir. Ce devoir est devenu d'autant plus impératif que les produits sont frelatés. Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la «vraie littérature» est celle-là. Or une chose écrite n'est pas bonne à lire par le seul fait qu'elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.

Soit, dit-on encore, mais pas d'attaques personnelles. Pourquoi citer des noms? Pourquoi faire de la peine à de pauvres gens qui essaient de créer de leur mieux? Efforçons-nous toujours de considérer ce discours, qui se donne l'allure de voix de la raison, comme étant de bonne foi, et non pas dicté par l'ordinaire couardise de l'homme de lettres. Pourquoi donner des noms? Parce que nommer qui l'on vise fait partie de la déontologie du critique. Il ne s'agit pas bien entendu de l'attaquer dans sa personne, comme cela se pratiquait assez couramment au siècle précédent, mais dans ses œuvres. Il est un peu trop facile de mentionner des adversaires vagues, des entités collectives. Celui qui accuse, en nommant, s'expose. Il donne au moins à l'auteur mis en cause la possibilité de répondre. C'est la moindre des choses. Qui juge doit se placer en position d'être jugé. Il est curieux de constater que les critiques ou les écrivains les plus puissants, ceux qui courraient peu de risques à s'exposer réellement, sont aussi les plus prudents.

Tout écrivain cherche, et recueille généralement un bénéfice symbolique de la publication. On devrait pouvoir considérer comme normal que l'on puisse aussi, éventuellement, lui demander des comptes. Le héros, c'est lui. Qu'est-ce qu'un héros qui s'offusque de prendre des coups? Il met des mots en circulation. En quoi le fait qu'il s'agisse de mots pourrait-il lui conférer l'innocence? L'affranchir de toute responsabilité, c'est le tenir pour mineur.

Encore y a-t-il beaucoup de mansuétude à s'en tenir à la critique de l'œuvre, lorsqu'on voit l'utilisation publique que certains écrivains font de leur personne privée. On répond à des questionnaires dans des magazines féminins, on se met complaisamment en scène à la télévision. Dans la plupart des cas, en dehors de quelques questions-alibis, tout cela n'a bien entendu rien à voir avec le travail d'écrivain. On ne se risque même pas, on ne se livre pas profondément, ce qui pourrait encore permettre d'éclairer l'œuvre. Le lecteur apprend, dans Elle, que Camille Laurens, par exemple, lit toujours son horoscope, téléphone à Christine Angot, aime manger un morceau de fromage pour se remonter le moral, marche pieds nus en été. À part ça, pour Camille Laurens, être écrivain, «c'est un moment où on se retire». Ces révélations n'apportent rien à personne, sinon des éléments de fétichisme et d'idolâtrie. Camille Laurens joue à l'écrivain qui est aussi une femme toute simple. Elle encaisse ainsi, sans pudeur, un double bénéfice symbolique: l'écrivain rétribue la personne privée, la personne privée rétribue l'écrivain. Mais tout cela, bien entendu, est anodin et innocent. Si on attaquait Camille Laurens sur sa personne privée, elle se scandaliserait: elle accepte de la prostituer à sa notoriété, mais ne voudrait pas qu'on lui manque de respect.

Le dernier argument des adversaires de l'attaque personnelle, toujours marqué du sceau de la grandeur d'âme et de la hauteur de vue, consiste à dire qu'il faudrait s'attaquer aux principes, aux phénomènes et non aux individus. Certes. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Dans le domaine politique, on ne voit pas en quoi le fait d'analyser le fonctionnement d'une dictature et d'en condamner l'idéologie exonérerait d'en faire comparaître en justice les responsables. Les idées générales n'ont de portée réelle que si elles se fondent dans l'examen attentif des particularités concrètes de l'auteur, du livre, de la phrase. Si tant de critiques nous trompent, c'est par leur usage du flou et des généralités. À demeurer dans le ciel des idées, on parle en l'air. Polémiquer, c'est aussi esquisser, en creux, une conception de la littérature.

Comme pour toute activité humaine, les problèmes de la littérature actuelle ont des racines économiques, politiques, sociales. Mais, plus peut-être que toute activité humaine, la littérature est faite par des individus. La modernité a tenté un moment de faire l'impasse sur cette dimension. On en revient. Le livre récent d'Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, a montré à quel point, dans l'interprétation, il est difficile de se passer tout à fait de l'auteur. Lire un livre est avant tout une expérience d'intimité profonde. L'espace de quelques heures, quelqu'un m'entretient en privé. Il ne me parle pas principes, mais choses singulières, êtres de chair, sensations secrètes. Du moins, telle est mon expérience immédiate. Et je devrais ne réagir qu'en brandissant des concepts? La littérature n'échappe aucunement aux généralités, mais ce serait lui faire perdre tout sens que d'oublier qu'elle est, de tous les usages du langage, celui qui s'efforce le plus vers le singulier. Donc, si combat il doit y avoir, il doit aussi être singulier.

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